expression de profonde amertume.
Bientôt deux larmes roulèrent sur ses joues et, en un geste de lassitude infinie, elle appuyait sur ses yeux la fleur à demi décapitée, lorsque, soudain, elle tressaillit.
Il lui avait semblé entendre sur le gravier d’une allée un bruit de pas très rapproché.
Elle se retourna et eut un léger cri.
Un vieillard, revêtu d’une casaque de matelot à la couleur mangée par les pluies du large et la houle des grands vents, coiffé d’un chapeau en toile cirée, qui avait dû braver maintes tempêtes, le visage encadré d’une barbe grise en broussaille, très drue, et qui rejoignait presque d’épais sourcils surmontant une paire d’yeux singulièrement perçants, portant sur son dos un « bissac » semblable à ceux dont se servaient alors les marins qui venaient à terre vendre leur « pacotille », s’avançait vers elle, en l’allure lourde et dandinante des gens de mer.
Tirant son « suroît » et laissant apparaître une tignasse dont les mèches bouclées lui encadraient le front, il fit d’une voix cassée et quelque peu tremblotante :
— Excusez-moi, ma bonne dame, mais tout à l’heure, je vous ai aperçue sur vot’ terrasse, et je me suis dit : « Voilà une personne qui doit sûrement être généreuse avec les pauvres gens… P’têt’ ben qu’elle voudra m’acheter quéque colifichet ou quéque mignardise ? »
« Alors comme je passais près du mur qui est là, sur votre drouète [droite], j’ai vu qu’il y avait une petite porte qui était à moitié ouverte, et, plutôt que de faire le grand tour jusqu’au portail du châtiau, dam, je suis entré tout de go… et me v’là.
— Allez-vous-en, ordonnait impérieusement Manon qui s’était levée, plus mécontente qu’effrayée…
Mais le matelot, qui ne paraissait pas l’avoir entendue, reprenait :
— Je suis un honnête homme, allez, ma bonne dame.
« Tous ceux qui connaissent le père Madurec vous le diront.
« Seulement, voilà : je me fais vieux, ben vieux !…
« Tout de même, je suis venu à Paris sur mes jambes, dame oui, dame ! ben sûr… espérant que je vendrais plus cher ma camelote, vu qu’à Paris le monde est plus riche que dans les provinces !
— Je vous dis de vous retirer, s’impatientait la châtelaine.
— Faites pas attention, s’obstinait le colporteur, j’suis un peu dur d’oreille. Mais j’suis sûr qu’on va ben s’entendre tout de même.
Et, disposant son bissac sur les dalles de la terrasse, il commença à dénouer la courroie de cuir qui le fermait, tout en poursuivant avec l’accent à la fois bourru et cordial des marins de la côte bretonne :
— J’ai là des belles choses… des cachemires que j’ai rapportés des Indes… une robe en soie brodée qui vient de Chine… même que, dedans, vous seriez ben plus belle, dame ! oui, plus belle encore que vous êtes déjà…
« J’ai aussi des broches, des anneaux, des boucles d’oreilles… des…
— En voilà assez ! interrompit Manon… Une dernière fois je vous ordonne de partir ou j’appelle mes gens.
— Vos gens ! fit le vieux marin dont les yeux eurent une lueur étrange… D’abord ils ne vous entendraient point, même si vous criiez bien fort.
Et, baissant la voix, le matelot ajouta sur un ton de confidence ;
— Et puis, ma bonne dame, j’ai une commission à vous faire.
— Une commission ?
— De la part de quéqu’un que vous connaissez ben.
— Moi ?
— Oui, de votre mari.
— De mon mari ?
— De François Vidocq… ma bonne dame.
À ce nom, Manon blêmit… Et, chancelante, elle dut s’appuyer à la balustrade de la terrasse.
Le marchand de pacotille, qui n’avait pas bronché, la regardait du coin d’un œil dont il s’efforçait de dissimuler l’éclat.
— Non, mais, fit-il, ma bonne dame, c’est-y des fois que vous allez « tomber faible ». Il y a pourtant pas de quoi, pour sûr.
Manon, qui s’efforçait de se ressaisir, reprit d’une voix qui trahissait l’indescriptible émoi dont elle était agitée :
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.
— Vous ne savez pas ! fit le marin en hochant la tête d’un air sceptique.
« Faut point me dire ça… à moi, ma bonne dame… La preuve, c’est que je vous ai reconnue tout de suite.
— Vous m’avez reconnue ?
— Au portrait que François Vidocq m’a fait de vous… C’est qu’il ne vous a pas oubliée, le gars…
« Mais pourquoi que vous tremblez si fort ?…
« Faut pas avoir peur… Je suis un honnête homme, que je vous dis… et ce n’est pas moi qui vous ferai du mal…
« Ah ! vous pouvez être ben tranquille !
— Je vous répète, articulait la châtelaine, de plus en plus émue, que je ne comprends rien à vos propos.
Saisissant brusquement le bras de la jeune femme et approchant son visage tout près du sien, le colporteur scanda, en rendant à sa voix son accent naturel, tout de force impérieuse et de volonté opiniâtre :
— Annette !… Regarde-moi !
— Vidocq !… Lui !… Toi !… s’exclama soudain Manon en s’affalant sur le banc de marbre.
— Oui, moi, reprit le forçat d’un ton tragique, moi qui, enfin sorti de l’enfer, viens te demander des comptes !
Deuxième épisode
LES ENFANTS DU SOLEIL
I
L’effroyable aveu
Après les quelques secondes de stupeur et d’épouvante que lui avait causées l’apparition inattendue de Vidocq, Manon la Blonde s’était efforcée de se ressaisir.
Elle avait compris en effet qu’elle était en présence d’un homme décidé à tout.
— François, reprit-elle, j’ai eu de grands torts envers toi.
— De grands torts !… Tu appelles cela de grands torts, s’écriait Vidocq, quand tu m’as indignement trahi, quand tu m’as précipité dans un abîme effroyable… quand tu as fait de moi ce que je suis : un forçat en rupture de ban… Misérable ! quand tu m’as volé mes enfants !
— J’aimais ! lançait Annette, avec l’impétuosité de la coupable qui n’a pas d’autre argument pour sa défense.
— Et c’est l’unique excuse que tu trouves à ton crime ! grinçait Vidocq, qui, se débarrassant de sa perruque et de sa fausse barbe, laissa apercevoir un visage ravagé par la douleur et tout frémissant de colère.
Puis il scanda âprement :
— Et tu oses me crier cela en face, me souffleter de cet aveu cynique qui ne fait qu’exaspérer ma fureur et qui me donne le droit d’en finir avec toi, de te tuer oui, de te tuer !
— À moi ! râlait Manon, blême, épouvantée.
Mais, redevenant d’un calme encore plus inquiétant que sa colère, Vidocq reprenait :
— Rassure-toi ; ce n’est