León Tolstoi

Résurrection (Roman)


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On vous appelle pour le déjeuner, — dit-elle.

      Elle portait la même robe blanche, mais sans le nœud dans les cheveux. Elle le regardait dans les yeux, et son visage rayonnait, comme si elle lui avait annoncé quelque chose d’extraordinairement joyeux.

      — Tout de suite, j’y vais, — répondit-il.

      Elle resta une minute encore, sans rien dire. Et brusquement, Nekhludov s’élança vers elle. Mais au même instant elle se retourna, d’un mouvement léger, et s’enfuit dans le corridor.

      — Quel sot je suis de ne pas l’avoir retenue! — se dit Nekhludov. Et il sortit de sa chambre pour la rattraper.

      Ce qu’il voulait d’elle, lui-même ne le savait pas. Mais il avait l’impression que, quand elle était entrée dans sa chambre, il aurait dû faire ce que tout le monde faisait en pareille circonstance, et qu’il ne l’avait pas fait.

      — Katucha, arrête-toi! — lui dit-il.

      Elle se retourna.

      — Qu’y a-t-il? — demanda-t-elle en cessant de courir.

      — Il n’y a rien; seulement…

      Et, faisant effort sur lui-même, et se rappelant comment se comportaient tous les hommes de sa classe, il lui passa le bras autour de la taille.

      Elle s’arrêta tout à fait, et le fixa dans les yeux.

      — Ce n’est pas bien, Dimitri Ivanovitch, ce n’est pas bien! — dit-elle, devenant toute rouge et prête à pleurer. Puis, de sa petite main robuste, elle écarta le bras qui l’avait enlacée.

      Nekhludov la lâcha. Il sentit tout à coup une impression non seulement de malaise et de honte, mais de répugnance pour lui-même. Il aurait dû croire en lui-même, à cet instant décisif; mais il ne comprit pas que cette honte et cette répugnance étaient l’expression du fond de son âme; et, au contraire, il se figura que c’était sa sottise qui parlait en lui, et que son devoir était de faire comme tout le monde.

      De nouveau, il poursuivit Katucha; de nouveau, il la prit par la taille; et il lui glissa un baiser dans le cou.

      Ce baiser n’avait plus rien de commun avec ceux qu’il lui avait donnés les deux fois précédentes: une première fois derrière le bouquet de sureaux, la seconde fois à l’église, le matin même de ce jour. Son baiser d’à présent avait quelque chose de terrible; et elle le sentit.

      — Que faites-vous? — s’écria-t-elle d’une voix effrayée. Puis, prenant son élan, elle s’enfuit à toutes jambes. Nekhludov se rendit dans la salle à manger. Ses tantes, en grande toilette, le médecin, et une voisine étaient déjà à table. Tout se passait comme à l’ordinaire, mais dans l’âme de Nekhludov la tempête grondait. Il ne comprenait rien de ce qu’on lui disait, répondait de travers, et ne pensait toujours qu’à Katucha, se rappelant la sensation de ce baiser qu’il lui avait pris. Soudain il entendit son pas dans le corridor; et dès ce moment il n’entendit plus rien d’autre. Quand elle entra dans la salle, il ne leva pas les yeux sur elle, mais de tout son être il sentait, aspirait sa présence.

      Après le dîner, il rentra aussitôt dans sa chambre. Secoué d’émotion, longtemps il marcha de long en large, prêtant l’oreille à tous les bruits de la maison, dans l’attente du pas de Katucha. L’animal, qui vivait en lui, à présent non seulement avait relevé la tête, mais avait complètement foulé aux pieds l’être aimant et loyal qu’avait été Nekhludov durant son premier séjour, qu’il avait été encore le matin de ce même jour, à l’église. Seul, désormais, l’animal régnait dans son âme.

      Mais, bien qu’il ne cessât point d’épier la jeune fille, pas une fois, de toute la journée, il ne put se trouver seul avec elle. Évidemment, elle l’évitait. Vers le soir, cependant, elle fut obligée d’entrer dans une chambre voisine de celle qu’il occupait. Le médecin avait consenti à rester jusqu’au lendemain, et Katucha avait reçu l’ordre de lui préparer une chambre pour la nuit. Quand il entendit ses pas, Nekhludov, marchant sans bruit et retenant son souffle, comme s’il se préparait à commettre un crime, se glissa dans la chambre où elle était entrée.

      Katucha avait passé ses deux mains dans une taie d’oreiller et s’apprêtait à y introduire l’oreiller, lorsqu’elle entendit la porte s’ouvrir. Elle se retourna vers Nekhludov et lui sourit; mais ce n’était plus son sourire confiant et joyeux d’auparavant: c’était un sourire plaintif, épouvanté. Il semblait dire à Nekhludov que ce qu’il faisait là était mal, qu’il ne devrait pas le faire. Et en vérité, pendant une minute, Nekhludov s’arrêta; la lutte des deux hommes en lui faillit s’engager de nouveau. Une dernière fois, et faiblement, il entendit la voix de son véritable amour pour elle, qui lui parlait d’elle, de ses sentiments à elle, de sa vie à elle. Mais une autre voix lui dit aussitôt: «Prends garde, tu vas laisser échapper ton plaisir!» Et cette autre voix étouffa la première. D’un pas résolu il marcha vers la jeune fille. Et un sentiment bestial, irrésistible, s’empara de lui.

      La tenant embrassée d’une étreinte nerveuse, il l’assît sur le lit et s’assit près d’elle.

      — Dimitri Ivanovitch, mon chéri, par grâce, laissez-moi! — dit-elle d’une voix suppliante. — Voici Matréna Pavlovna qui vient! — ajouta-t-elle en se dégageant brusquement.

      Et en effet quelqu’un venait.

      — Ecoute! J’irai te rejoindre la nuit, — lui murmura Nekhludov. — Tu seras seule, n’est-ce pas?

      — Qu’avez-vous? Pourquoi? Non, non, ce n’est pas bien! — dit-elle. Mais c’étaient seulement ses lèvres qui disaient cela; et toute sa personne émue, soulevée, démentait ses lèvres.

      Matréna Pavlovna entra dans la chambre. Elle apportait des serviettes, pour le médecin. Elle jeta un regard de reproche à Nekhludov et gronda Katucha, qui avait oublié de prendre les serviettes.

      Nekhludov se hâta de sortir. Mais il n’éprouvait plus aucune honte. Il avait bien vu, au regard de Matréna Pavlovna, qu’elle le soupçonnait, et il savait qu’elle avait raison de le soupçonner; il savait aussi que ce qu’il faisait était mal; mais l’instinct bestial, qui avait pris en lui la place de son ancien amour pour Katucha, désormais le dominait, régnait seul en lui. Et, sentant qu’il devait satisfaire cet instinct, il ne songeait plus qu’aux moyens de le satisfaire.

      De toute la soirée il ne put tenir en place, tantôt entrant chez ses tantes, tantôt revenant dans sa chambre ou sortant sur le perron. Et il n’avait qu’une seule pensée, qui était de revoir Katucha. Mais Katucha l’évitait, et Matréna Pavlovna s’efforçait de ne pas la perdre de vue.

      VI

      Ainsi se passa toute la soirée, et la nuit arriva. Le médecin alla se coucher, les tantes rentrèrent dans leurs chambres. Nekhludov savait que Matréna Pavlovna, à ce moment, était auprès de ses tantes qu’elle aidait à se déshabiller. Katucha devait être seule, à l’office.

      De nouveau, Nekhludov sortit sur le perron. La nuit était sombre, humide, chaude, et tout l’air était rempli de ce brouillard blanc que produit, au printemps, la fonte des neiges. De la rivière, à cent pas de la maison, on entendait venir un bruit étrange: c’était la glace qui craquait.

      Nekhludov descendit du perron, et, barbotant dans des mares de neige fondue, il s’avança jusqu’à la fenêtre de l’office. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’il en entendait les battements; sa respiration tantôt s’arrêtait, tantôt s’exhalait en un souffle lourd.

      L’office était éclairé de la lueur tremblante d’une petite lampe. Katucha y était seule. Elle était assise près de la table, les yeux fixés dans le vide, devant elle, d’un air pensif. Et longtemps Nekhludov resta à la considérer, curieux de savoir ce qu’elle