rassasier ses désirs, l’obligation où il était de partir avait toutefois un grand avantage: elle avait l’avantage de rompre, d’un seul coup, des relations qui eussent été difficiles à maintenir. Et il pensait encore qu’il avait le devoir de donner à Katucha de l’argent, non point pour elle, non point pour lui venir en aide, mais parce que c’est ainsi que faisait tout homme d’honneur en pareille circonstance. Et, en effet, il résolut de lui donner de l’argent, une somme en rapport avec leur situation à l’un et à l’autre.
Après le dîner, il l’attendit dans le corridor. En le voyant, elle devint toute rouge et voulut s’enfuir, lui désignant, d’un coup d’œil, la porte de la chambre de Matréna, qui était entr’ouverte. Mais il la retint par le bras.
— Je tiens à te demander pardon, — lui dit-il en essayant de lui glisser dans la main une enveloppe où il avait mis un billet de cent roubles. — Tiens…
Elle regarda l’enveloppe, fronça les sourcils, secoua la tête, et repoussa la main tendue du jeune homme.
— Allons, prends! — murmura-t-il. Il lui enfonça l’enveloppe dans l’ouverture de son corsage. Puis, fronçant à son tour les sourcils, et soupirant, comme s’il s’était blessé, il courut s’enfermer dans sa chambre. Et longtemps ensuite il marcha de long en large, et il soupira, et le souvenir de cette scène le tortura comme eût fait une vraie blessure. Mais que faire? Tout le monde n’agissait-il pas de même? N’est-ce pas ainsi qu’avait agi Chembok à l’égard de la gouvernante qu’il avait séduite? N’est-ce pas ainsi qu’avait agi son oncle Grégoire? N’est-ce pas d’une façon analogue qu’avait agi son propre père, quand il avait eu d’une paysanne, à la campagne, ce fils naturel qui vivait encore? Et puisque tout le monde agissait de cette façon, c’est donc de cette façon qu’on devait agir! Et par de telles raisons il essayait de se rassurer, mais sans jamais y parvenir tout à fait. Le souvenir de sa dernière entrevue avec Katucha brûlait sa conscience.
Dans le fond, dans le coin le plus profond de son cœur, il sentait qu’il avait agi d’une façon si vilaine, si basse, si cruelle, qu’il avait désormais perdu le droit non seulement de juger personne, mais même de regarder personne en face. Et cependant il était forcé de se considérer soi-même comme un homme plein de noblesse, d’honneur et de générosité: ce n’était qu’à ce prix qu’il pouvait continuer à vivre la vie qu’il vivait. Et pour cela il n’y avait qu’un seul moyen: ne point penser à ce qu’il venait de faire. Aussi s’entraîna-t-il à n’y point penser.
L’existence nouvelle qui s’ouvrait devant lui, le voyage, les camarades, la guerre, autant de circonstances qui lui rendaient la chose plus facile. Et, à mesure que le temps coulait, il oubliait davantage, de telle sorte qu’il avait vraiment fini par oublier tout à fait.
Il avait eu cependant un serrement de cœur lorsque, plusieurs mois après son retour de la guerre, étant venu chez ses tantes, il avait appris que Katucha n’était plus chez elles, qu’elle avait quitté la maison peu de temps après son départ, qu’elle avait eu un enfant, et que, au dire des deux vieilles demoiselles, elle était tombée au degré le plus bas de la corruption. À en juger par les dates, l’enfant qu’elle avait mis au monde pouvait être de lui: mais il pouvait aussi ne pas être de lui. Les tantes, en lui racontant cela, avaient ajouté que d’ailleurs Katucha, même avant de les quitter, s’était complètement pervertie: c’était une nature vicieuse et mauvaise, comme sa mère.
Ce jugement porté par les deux tantes plaisait à Nekhludov: il s’en trouvait, en quelque sorte, justifié et absous. Il eut d’abord, toutefois, l’intention de rechercher Katucha et l’enfant; mais comme, au fond de son cœur, le Souvenir de sa conduite continuait à lui être pénible et à lui faire honte, il ne tenta, en fait, aucune des démarches qu’il avait projetées; et il oublia sa faute plus profondément encore, et il cessa tout à fait d’y penser.
Et voici maintenant qu’un hasard extraordinaire venait lui remettre tout en mémoire, et le forçait à reprendre conscience de l’égoïsme, de la cruauté, de la bassesse qui lui avaient permis, durant ces neuf ans, de vivre tranquillement avec une telle faute sur le cœur! Mais il était loin encore de consentir à avouer franchement cette conscience de son indignité; et, dans ce moment, il ne pensait qu’aux moyens d’éviter que tout ne fût découvert, et que Katucha ou son avocat, en révélant tout, ne le montrassent aux yeux de tous tel qu’il avait été.
CHAPITRE VI
I
C’est dans cette disposition d’esprit, que se trouvait Nekhludov pendant que, dans la salle du jury, il attendait la reprise de la séance. Assis près de la fenêtre, il entendait bruire autour de lui les conversations de ses collègues, et, sans arrêt, il fumait des cigarettes.
Le marchand jovial, évidemment, sympathisait de toute son âme avec son confrère, le défunt Smielkov, et goûtait fort sa manière de se divertir.
— Hé! Il s’amusait solidement, à la sibérienne! Et pas bête, le gaillard! Il avait, ma foi, choisi un beau brin de fille!
Le président du jury exposait des considérations d’où l’on pouvait conclure que tout le nœud de l’affaire allait consister dans les expertises. Pierre Gérassimovitch plaisantait avec le commis juif, et tous deux riaient aux éclats.
Quand l’huissier du tribunal, avec sa démarche sautillante, entra dans la salle pour rappeler les jurés, Nekhludov éprouva un sentiment de terreur, comme si ce n’était pas lui qui allait juger, mais qu’on l’emmenât pour être jugé. Dans le fond de son cœur, il se rendait compte, dès lors, qu’il était un misérable, indigne de regarder les autres hommes en face; et cependant telle était en lui la force de l’habitude que c’est du pas le plus assuré qu’il remonta sur l’estrade et regagna son siège, au premier rang, tout près de celui du président; après quoi il croisa tranquillement ses jambes et se mit à jouer avec son pince-nez. Les prévenus, eux aussi, avaient été emmenés hors de la salle: on les y ramenait dans ce même moment.
De nouvelles figures avaient été introduites sur l’estrade. C’étaient les témoins. Nekhludov observa que Katucha jetait de fréquents coups d’œil sur une grosse dame très somptueusement vêtue de soie et de velours, coiffée d’un immense chapeau aux rubans démesurés, et ayant les bras nus jusqu’au coude. Assise au premier rang des témoins, cette dame tenait en main un ridicule des plus élégants. C’était — Nekhludov ne tarda pas à l’apprendre — la maîtresse de la maison où avait, en dernier lieu, «travaillé» la Maslova.
On procéda aussitôt à l’audition des témoins. On leur demanda leurs noms, prénoms, leur religion, etc. Et quand ensuite on leur eut demandé s’ils voulaient être interrogés sous la foi du serment ou non, de nouveau apparut sur l’estrade, traînant péniblement ses pieds, le vieux pope; et de nouveau le vieillard, taquinant la croix d’or qui pendait sur sa poitrine, se dirigea vers le crucifix, où il fit prêter serment aux témoins et à l’expert, toujours avec la même sérénité, avec la même conscience de remplir une fonction éminemment grave et utile.
Cette cérémonie achevée, le président fit sortir tous les témoins, à l’exception d’un seul, qui se trouva être la grosse dame, Mme Kitaiev, directrice de la maison de tolérance. Mme Kitaiev fut invitée à dire ce qu’elle savait concernant l’affaire de l’empoisonnement. Avec un sourire affecté, plongeant sa tête dans son chapeau à chacune de ses phrases et parlant avec un accent allemand très marqué, la dame exposa, minutieusement et méthodiquement, tout ce qu’elle savait. Elle raconta comment le riche marchand sibérien Smielkov était venu une première fois dans sa maison, comment il y était revenu une seconde fois, — «en extase», ajouta-t-elle avec un léger sourire, — comment il avait continué à boire et à régaler toutes les femmes, et comment enfin, n’ayant pas assez d’argent sur lui, il avait envoyé à l’hôtel où il demeurait cette même Lubka, «pour qui il s’était pris d’une