León Tolstoi

Résurrection (Roman)


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sur la Maslova? — demanda à Mme Kitaiev l’avocat de la Maslova, un jeune homme qui se préparait à entrer dans la magistrature, et que le tribunal avait désigné d’office pour défendre la prévenue.

      — Mon opinion sur elle est aussi bonne que possible! — répondit Mme Kitaiev. — C’est une jeune personne d’excellentes manières, et pleine de chic. Elle a été élevée dans une famille noble: elle sait même le français! Peut-être lui est-il arrivé autrefois de boire un peu trop: mais jamais je ne l’ai vue s’oublier une seule minute. Une jeune personne tout à fait gentille!

      Katucha avait tenu les yeux fixés sur Mme Kitaiev; elle les transporta ensuite sur les jurés, et notamment sur Nekhludov, qui observa qu’au même instant son visage prenait une expression grave et presque sévère. Longtemps ces deux yeux, avec leur étrange regard, restèrent fixés sur Nekhludov; et lui, malgré son épouvante, il ne pouvait détacher ses yeux de ces prunelles noires qui pesaient sur lui. Il se rappelait la nuit décisive, le craquement de la glace sur la rivière, le brouillard, et cette lune échancrée, renversée, qui s’était levée, vers le matin, éclairant quelque chose de sombre et de terrible. Ces deux yeux noirs, fixés sur lui, lui rappelaient, malgré lui, quelque chose de sombre et de terrible. «Elle m’a reconnu!» songeait-il. Et, machinalement, il se soulevait sur son siège, attendant l’arrêt.

      Mais la vérité est que, cette fois encore, elle ne l’avait nullement reconnu. Elle poussa un petit soupir, et de nouveau tourna ses yeux vers le président. Et Nekhludov soupira aussi: «Ah! — songea-t-il — mieux eut valu qu’elle m’eût reconnu tout de suite!»

      Il éprouvait une impression pareille à celle qu’il avait maintes fois éprouvée à la chasse, lorsqu’il avait à achever un oiseau blessé: une impression mêlée de pitié et de chagrin. L’oiseau blessé se débat dans la carnassière; et on le plaint, et on hésite, et en même temps on souhaite de l’achever au plus tôt.

      C’était un mélange de sentiments du même genre qui remplissait à cette heure l’âme de Nekhludov, pendant qu’il écoutait les dépositions des témoins.

      II

      Or l’affaire, comme par un fait exprès, traînait en longueur. Après qu’on eut interrogé un à un les témoins et l’expert, après que, suivant l’habitude, le substitut du procureur et les avocats eurent posé, de l’air le plus important, une foule de questions inutiles, le président invita les jurés à prendre connaissance des pièces à conviction, qui consistaient en une dizaine de bocaux, en un filtre qui avait servi à l’analyse du poison, et en une énorme bague avec une rose de brillants, une bague si énorme qu’elle avait dû orner un index d’une grosseur inaccoutumée. Tous ces objets étaient revêtus d’un sceau et accompagnés d’une étiquette.

      Les jurés s’apprêtaient à se lever de leurs sièges pour aller examiner ces objets, lorsque le substitut du procureur, se redressant, demanda qu’avant de montrer les pièces à conviction on donnât lecture des résultats de l’enquête médicale pratiquée sur le cadavre du défunt Smielkov.

      Le président, qui pressait l’affaire autant qu’il pouvait afin de rejoindre au plus vite sa Suissesse, savait en outre fort bien que la lecture de ces documents ne pourrait avoir d’autre effet que d’ennuyer tout le monde. Il savait que le substitut du procureur en exigeait la lecture uniquement parce qu’il avait le droit de l’exiger. Mais le président savait aussi qu’il ne pouvait pas s’y opposer, et force lui fut d’ordonner la lecture. Le greffier prit des papiers, et, de sa voix grasseyante, lugubrement, il se mit à lire.

      De l’examen extérieur du cadavre résultait la conclusion que:

      1° La taille de Féraponte Smielkov était de 2 archines 12 verchoks («Un rude gaillard, tout de même!» — murmura le marchand à l’oreille de Nekhludov);

      2° L’âge, autant qu’un examen extérieur permettait d’en juger, devait être d’environ quarante ans;

      3° Le cadavre, au moment de l’examen, était très gonflé;

      4° Les veines étaient d’une couleur verdâtre, parsemées de taches noires;

      5° La peau était soulevée sur toute la surface du corps, et pendante en plusieurs endroits;

      6° Les cheveux, d’un roux sombre et très épais, se détachaient de la peau au moindre contact du doigt;

      7° Les yeux sortaient de l’orbite et la cornée était ternie;

      8° Des narines, des deux oreilles et de la bouche entr’ouverte, découlait un pus mousseux et fétide;

      9° Le cadavre n’avait presque pas de cou, par suite du gonflement de la face et du buste;

      l0° Etc., etc…

      Sur quatre pages s’étalait ainsi, en vingt-sept points, la description de tous les détails notés au sujet du cadavre gonflé du joyeux Smielkov, qui avait profité de son séjour dans la ville pour s’amuser tout son soûl. Et l’invincible sentiment de dégoût qu’éprouvait Nekhludov s’accrut encore sous l’effet de cette lecture macabre. La vie de Katucha, et le pus découlant des narines du marchand, et ces yeux sortis de leurs orbites, et la façon dont lui-même jadis s’était conduit envers la jeune fille, tout cela lui paraissait former un ensemble ignoble et écœurant.

      Quand enfin la lecture de l’examen extérieur fut achevée, le président poussa un soupir de soulagement et releva la tête; mais aussitôt le greffier se mit à lire un second document, le procès-verbal de l’examen intérieur du cadavre.

      Le président laissa de nouveau retomber sa tête et, s’accoudant sur la table, plaça ses mains devant ses yeux. Le marchand jovial, assis près de Nekhludov, faisait de vigoureux efforts pour échapper au sommeil, et, de temps à autre, baissait la tête en avant, d’un mouvement brusque; les prévenus eux-mêmes et les gendarmes qui les gardaient se tenaient immobiles, envahis d’une somnolence.

      L’examen intérieur du cadavre avait montré que:

      1° La peau de l’enveloppe du crâne était légèrement séparée des os, sans qu’il y eût aucune trace d’hémorragie;

      2° Les os du crâne étaient de dimension normale, et intacts;

      3° Sur l’enveloppe du cerveau se voyaient deux petites taches, d’environ quatre pouces, etc., etc… Il y avait encore treize autres points du même genre.

      Suivaient les noms des témoins de l’enquête, leurs signatures, et enfin les conclusions du médecin-expert, déclarant que, des changements produits dans l’estomac, les intestins, et les reins du marchand Smielkov, on pouvait inférer, suivant toute vraisemblance, que Smielkov était mort de l’absorption d’un poison, avalé par lui en même temps que de l’eau-de-vie. Quant à dire exactement le nom du poison, cela était impossible; et, quant à l’hypothèse que le poison avait été absorbé en même temps que l’eau-de-vie, cette hypothèse se fondait sur la grande quantité d’eau-de-vie contenue dans l’estomac du marchand.

      — Hé! On voit qu’il buvait ferme! — murmura de nouveau à l’oreille de Nekhludov son voisin le marchand, soudain réveillé.

      La lecture de ces procès-verbaux avait duré près d’une heure; mais le substitut du procureur était insatiable. Quand le greffier eut fini de lire les conclusions du médecin-expert, le président dit, en se tournant vers le substitut:

      — Je crois qu’il n’y a pas d’utilité à lire les résultats de l’analyse des viscères!

      — Pardon, je demande que lecture en soit faite! — dit, d’un ton sévère, sans regarder le président, le représentant du ministère public, en même temps qu’il se penchait légèrement sur le côté; et son ton de voix donnait à entendre que c’était son droit d’exiger cette lecture, et qu’il ne renoncerait à son droit pour rien