que constituent, pour la société, des éléments dégénérés, des phénomènes pathologiques, dirais-je, tels que la Maslova; et vous préserverez la société de la contagion de ces phénomènes, vous empêcherez les éléments sains et robustes de la société d’être contaminés au contact de ces éléments morbides!»
Et, comme s’il était lui-même écrasé de l’importance sociale du verdict à venir, le substitut du procureur, ravi de son discours, se laissa retomber sur son siège. Le sens positif de son réquisitoire, sous l’amoncellement de fleurs d’éloquence dont il l’avait recouvert, consistait à soutenir que la Maslova avait hypnotisé le marchand, qu’elle s’était emparée de toute sa confiance, qu’elle avait voulu le dépouiller de son argent, et que, son projet ayant été découvert par Simon et Euphémie, elle s’était vue forcée de partager avec eux. Puis, pour cacher la trace de son vol, elle avait contraint le marchand à revenir avec elle à l’hôtel, où elle l’avait empoisonné.
Aussitôt que le réquisitoire fut terminé, on vit se lever, au banc des avocats, un petit homme d’âge moyen, en habit, avec un vaste plastron fortement empesé; et aussitôt ce petit homme commença un vigoureux discours pour défendre Kartymkine et la Botchkova. C’était un agent d’affaires assermenté, et les deux prévenus lui avaient d’avance donné 300 roubles pour sa plaidoirie. Aussi ne négligea-t-il rien pour les innocenter l’un et l’autre en rejetant toute la faute sur la Maslova.
Il s’attacha en particulier à réfuter l’affirmation de la Maslova, qui avait dit que Simon et Euphémie se trouvaient dans la chambre au moment ou elle avait pris l’argent. L’affirmation, — déclarait l’agent d’affaires, — ne pouvait avoir aucune valeur, venant de la part d’une personne convaincue du crime d’empoisonnement. Les 1.800 roubles déposés en banque par Simon pouvaient parfaitement être le produit des gains de deux domestiques laborieux et honnêtes, qui, de l’aveu du directeur de l’hôtel, recevaient chaque jour de trois à cinq roubles de pourboire. Quant à l’argent du marchand, il avait été incontestablement volé par la Maslova, qui, ou bien l’avait donné à quelqu’un, ou bien l’avait perdu, l’enquête ayant prouvé qu’elle était, cette nuit là, en état d’ivresse. Et sur le fait même de l’empoisonnement, le doute était moins possible encore: la Maslova reconnaissait, elle-même, que c’était elle qui avait versé le poison.
En conséquence, l’agent d’affaires priait les jurés de déclarer Kartymkine et la Botchkova innocents du vol de l’argent, ajoutant que, si même les jurés les reconnaissaient coupables du vol de l’argent, il les priait de les déclarer innocents de l’empoisonnement, ou, en tout cas, d’écarter l’hypothèse de la préméditation.
Pour conclure, le défenseur de Simon et d’Euphémie fit remarquer que «les brillantes considérations de M. Le substitut du procureur sur l’atavisme», de quelque importance qu’elles pussent être au point de vue scientifique, se trouvaient inapplicables dans l’espèce, la Botchkova étant née de père et mère inconnus.
Le substitut du procureur prit une mine fâchée, inscrivit en hâte quelque chose sur un papier, et haussa les épaules d’un geste dédaigneux.
Quand le premier avocat se fut rassis, le défenseur de la Maslova se leva, et, d’un ton timide, en bégayant, il se déchargea de sa plaidoirie.
Sans nier que la Maslova eût pris part au vol de l’argent, il se borna à soutenir qu’elle n’avait pas eu l’intention d’empoisonner Smielkov et ne lui avait donné la poudre que pour l’endormir. Il voulut ensuite se lancer à son tour dans l’éloquence, en faisant un tableau de la façon dont sa cliente avait été poussée au vice par un homme qui l’avait séduite et qui était resté impuni, tandis qu’elle-même avait dû porter tout le poids de sa faute; mais cette excursion dans le domaine de la psychologie pathétique ne lui réussit pas, et chacun eut le sentiment qu’elle était manquée. Au moment où il s’étendait sur la cruauté des hommes et l’infériorité sociale et légale de la condition des femmes, le président, pour le tirer d’embarras, l’invita à rentrer dans la discussion des faits.
L’avocat se hâta de terminer sa plaidoirie. Après lui, le substitut du procureur prit de nouveau la parole. Il tenait à défendre ses vues sur l’atavisme et à répondre aux critiques dirigées contre elles par l’agent d’affaires. Il déclara que, si même la Botchkova était fille de «parents inconnus, la valeur scientifique de la théorie de l’atavisme n’en était nullement diminuée: «Cette théorie, dit-il, est si solidement établie par la science que nous pouvons désormais non seulement, de l’atavisme, déduire le crime mais aussi, du crime, induire l’atavisme.»
Quant à la supposition émise par le second avocat, et suivant laquelle la Maslova aurait été pervertie par un séducteur plus ou moins imaginaire (le substitut insista d’une façon particulièrement ironique sur le mot «imaginaire»), toutes les données portaient plutôt à croire que c’était elle qui avait toujours été la séductrice des innombrables victimes que le hasard avait mises à portée de sa main. Cela dit, le substitut se rassit d’un air victorieux.
Le président demanda alors aux prévenus ce qu’ils avaient à ajouter pour leur défense.
Euphémie Botchkov répéta, une dernière fois, qu’elle ne savait rien, n’avait rien fait, et que seule la Maslova était coupable de tout.
Simon se borna à redire:
— Qu’il en soit comme vous voudrez, mais je suis innocent!
Quand vint le tour de la Maslova, elle ne dit rien. Le président lui ayant demandé ce qu’elle avait à ajouter pour sa défense, elle leva simplement les yeux sur lui, puis les promena sur toute la salle, comme une bête traquée; et puis elle les baissa de nouveau et se mit à pleurer avec de grands sanglots.
— Qu’avez-vous? — demanda le marchand à son voisin Nekhludov, qui venait de faire entendre brusquement un cri singulier. Ce cri était, en réalité, un sanglot. Mais Nekhludov ne se rendait toujours pas compte de sa situation nouvelle, et c’est à la tension de ses nerfs qu’il attribua ce sanglot imprévu, comme aussi les larmes dont ses yeux étaient inondés.
La crainte de l’opprobre dont il ne manquerait pas d’être couvert si tout le monde, là, dans la salle du tribunal, apprenait sa conduite à l’égard de la Maslova, cette crainte l’empêchait d’avoir conscience du travail intérieur qui, peu à peu, se faisait en lui.
IV
Quand les prévenus eurent achevé de dire «ce qu’ils avaient à dire pour leur défense», on s’occupa de rédiger les questions qui seraient posées aux jurés. Et, aussitôt après, le président commença son résumé des débats.
Avant d’aborder l’affaire elle-même, il expliqua très longuement aux jurés, avec des intonations protectrices, que le vol simple ne devait pas être confondu avec le vol par effraction, et que le fait de dérober quelque chose dans un endroit clos devait être soigneusement distingué du fait de dérober quelque chose dans un endroit ouvert. En expliquant tout cela, il arrêtait de préférence ses regards sur Nekhludov, comme si c’eût été tout particulièrement à lui que fussent destinées les explications, afin que lui-même à son tour, les ayant comprises, se chargeât de les confirmer à ses compagnons du jury. Puis, lorsqu’il eut jugé son auditoire suffisamment imprégné de ces importantes vérités, il passa à des vérités d’un autre ordre. Il exposa que le meurtre signifiait un acte d’où résultait la mort d’un homme, et que, par suite, l’empoisonnement constituait bien un meurtre. Et, quand cette vérité-là, elle aussi, lui parut suffisamment établie, il expliqua aux jurés que, dans le cas où le vol et le meurtre se trouvaient réunis, il y avait ce qu’on appelait un meurtre accompagné de vol.
Le président, cependant, n’oubliait pas qu’il avait hâte de terminer l’affaire au plus vite, afin de rejoindre sa Suissesse, qui l’attendait. Mais il était tellement accoutumé à son métier que, dès