le poison, mais sans intention de voler?» Pierre Gérassimovitch, satisfait du succès qu’il venait d’obtenir sur la question précédente, donna, cette fois, sa pleine approbation.
— Je demande qu’on ajoute: «Avec circonstances atténuantes!» — s’écria le marchand.
Tout le monde y consentit aussitôt. Seul l’artisan insista de nouveau pour que l’on répondit: «Non, elle n’est pas coupable.»
— Mais la réponse que j’ai proposée revient à dire cela! — lui expliqua le président. — «Sans intention de voler», c’est comme si nous disions qu’elle n’est pas coupable.
— Oui, mais à la condition d’ajouter: avec circonstances atténuantes, pour achever d’absoudre l’accusée! — déclara le marchand, tout fier de son invention.
Et tout le monde était si fatigué, et ces longues discussions avaient tellement brouillé tous les esprits, que personne n’eut l’idée d’ajouter à la réponse: «Oui, mais sans intention de donner la mort.» Nekhludov lui-même n’en eut point l’idée, absorbé comme il était par sa douleur et son inquiétude. Les réponses furent écrites, sous la forme adoptée par les jurés, et c’est sous cette forme qu’elles furent remises au tribunal.
Rabelais raconte qu’un juriste, appelé à trancher un procès, après avoir énuméré une foule d’articles de lois, et après avoir lu vingt pages de fatras incompréhensible, proposa à ses collègues de tirer au sort le jugement. Si les dés donnaient un nombre pair, c’était l’accusateur qui avait raison; si le nombre était impair, c’était l’accusé.
De même il en fut cette fois encore. Les réponses adoptées par le jury ne le furent point parce que tous les jurés étaient du même avis. Elles furent adoptées, d’abord, parce que le président du tribunal, s’étant laissé entraîner à un trop long discours, avait négligé de dire ce qu’il disait d’ordinaire en pareil cas, à savoir que les jurés pouvaient répondre: «Oui, mais sans intention de donner la mort.» Les réponses furent adoptées, en second lieu, parce que le colonel avait très longuement raconté l’histoire de la femme de son beau-frère, ce qui avait ennuyé et fatigué les jurés; en troisième lieu, parce que Nekhludov, absorbé par ses préoccupations personnelles, ne s’était pas aperçu de ce que les mots: «sans intention de voler» auraient dû être accompagnés des mots: «sans intention de donner la mort»; en quatrième lieu, parce que Pierre Gérassimovitch, enchanté d’avoir une première fois imposé son opinion au jury, s’était désintéressé de la suite du débat et était même sorti de la salle pendant que le président relisait les réponses. Mais ces réponses furent adoptées, surtout, parce que les jurés étaient las, parce qu’ils avaient hâte de se retrouver libres et d’aller dîner, de telle sorte qu’ils s’étaient jetés sur le premier avis qu’on leur avait proposé.
Quand le président eut achevé de relire les réponses, il sonna. Le gendarme, qui s’était tenu devant la porte avec l’épée au clair, remit son épée dans le fourreau et s’écarta. Les juges revinrent s’asseoir sur leurs sièges, et les jurés, l’un après l’autre, rentrèrent dans la grande salle.
Le président du jury, d’un air solennel, portait la feuille contenant les réponses. Il s’avança jusqu’à la table ou siégeait le tribunal et remit la feuille au président.
Celui-ci, l’ayant lue d’un coup d’œil, parut très surpris, agita les bras, et se tourna vers ses collègues pour leur demander leur avis. Il était stupéfait de voir que le jury, ayant répondu négativement à la question du vol, eût répondu affirmativement et sans réserve à celle du meurtre. De cette réponse découlait la conclusion que la Maslova n’avait pas pris l’argent ni la bague, et que, cependant, en l’absence de tout motif, elle avait empoisonné le marchand.
— Voyez donc l’ineptie qu’ils ont rapportée! — dit le président à son voisin de gauche. — Ce sont les travaux forcés pour cette fille, et, très certainement elle est innocente!
— Et pourquoi serait-elle innocente?
— Mais cela saute aux yeux! À mon avis, il y a lieu d’appliquer l’article 817.
L’article 817 déclare que le tribunal a le droit de modifier la décision du jury, s’il la juge mal fondée.
— Et vous, qu’en pensez-vous? — demanda le président à son autre voisin.
— Peut-être devrions-nous, en effet, appliquer l’article 817? — dit le juge aux bons yeux.
— Et vous? — demanda le président au juge grognon.
— J’estime que pour rien au monde nous ne devons le faire! — répondit ce magistrat d’un ton résolu. — On se plaint déjà suffisamment de ce que les jurés acquittent les coupables: que dirait-on si le tribunal se mettait à renchérir sur eux? Pour rien au monde je ne puis y consentir!
Le président tira sa montre.
— Je suis désolé, mais qu’y faire? — songea-t-il; et il remit les réponses au président du jury, afin que celui-ci en donnât lecture.
Aussitôt tous les jurés se levèrent; et leur président, se balançant d’une jambe sur l’autre, lut à haute voix les questions et les réponses. Le greffier, les avocats, le procureur lui-même ne purent cacher leur stupéfaction. Seuls les prévenus restaient immobiles sur leur banc, ne comprenant pas le sens de ces réponses.
Puis les jurés se rassirent. Le président, se tournant vers le substitut, lui demanda quelles peines il proposait d’appliquer aux prévenus.
Le substitut, enchanté de la sévérité du jury à l’égard de la Maslova, qu’il attribuait uniquement à son éloquence, se rengorgea, fit mine de réfléchir, et dit:
— Pour Simon Kartymkine, je demande l’application de l’article 1452; pour Euphémie Botchkov, l’application de l’article…; et pour Catherine Maslov, l’application de l’article… paragraphe…
Les peines énoncées par ces articles étaient, naturellement, les plus dures qu’on pût appliquer dans l’espèce.
— Le tribunal va se retirer pour délibérer sur l’application de la peine! — dit le président en se levant.
Et il sortit avec les deux juges. Sur l’estrade, chacun éprouvait le soulagement que donne la conscience de la besogne achevée; et les jurés, notamment, bavardaient à leur aise.
— Eh bien! Petit père, vous avez fait du bel ouvrage! — dit Pierre Gérassimovitch en s’approchant de Nekhludov à qui le président du jury expliquait quelque chose. — Voilà que vous avez envoyé cette malheureuse aux travaux forcés!
L’émotion de Nekhludov fut telle, en entendant ces paroles, que c’est à peine s’il songea à se formaliser de la choquante familiarité de l’ancien employé de sa sœur.
— Quoi? Que dites-vous?
— Mais sans doute! — répondit Pierre Gérassimovitch. Vous avez oublié d’ajouter, dans votre réponse: mais sans intention de donner la mort. Et le greffier vient de me dire que le procureur demande quinze ans de travaux forcés.
— Mais la réponse est conforme à ce que nous avons arrêté en commun! — fit le président.
Pierre Gérassimovitch, de nouveau, le contredit, déclarant que, puisqu’on avait affirmé que la Maslova n’avait pas pris l’argent, on aurait eu le devoir d’ajouter qu’elle n’avait pas eu l’intention de donner la mort.
— Mais j’ai relu les réponses avant de rentrer en séance! — se justifiait le président. — Personne n’a réclamé!
— J’ai été forcé de sortir pour un instant, durant cette lecture, — dit Pierre Gérassimovitch. — Mais vous, Dimitri Ivanovitch,