rien de bon ni de sa femme en particulier, ni de la vie en général.
Et la lecture de l’acte commença:
«Le 15 décembre 188…, nous, soussigné, sur l’ordre de l’inspection médicale, et en vertu de l’article…, — le greffier s’était remis à lire d’un ton résolu, élevant le diapason de sa voix, comme pour vaincre sa propre somnolence et celle de la salle entière, — en présence du délégué de la susdite inspection médicale, avons procédé à l’analyse des objets dénommés ci-dessous:
«1° Du poumon droit et du cœur (enfermés dans un bocal de verre de six livres);
«2° Du contenu de l’estomac (enfermé dans un bocal de verre de six livres);
«3° De l’estomac (enfermé dans un bocal de verre de six livres);
«4° Du foie, de la rate et des reins (enfermés dans un bocal de verre de trois livres);
«5° Des intestins (enfermés dans un bocal de verre de six livres)…»
À cet endroit de la lecture, le président murmura quelque chose dans l’oreille de l’un, puis de l’autre de ses deux assesseurs. Ayant reçu de tous les deux une réponse affirmative, il fit signe au greffier de cesser de lire.
— Le tribunal estime cette lecture inutile, — déclara-t-il.
Aussitôt le greffier se tut et se mit à réunir les feuillets du procès-verbal, tandis que le substitut du procureur griffonnait une note, d’un air irrité.
— Messieurs les jurés peuvent, dès maintenant, prendre connaissance des pièces à conviction, — dit le président. Bon nombre de jurés se levèrent; et, manifestement préoccupés de la façon dont ils devaient tenir leurs mains durant l’inspection, ils s’approchèrent de la table, où, l’un après l’autre, ils considérèrent la bague, les bocaux et le filtre. Le marchand se risqua à passer la bague à un de ses doigts.
— Eh bien! — dit-il à Nekhludov en regagnant sa place, — eh bien! Voila un doigt! Gros comme un gros concombre! — ajouta-t-il.
III
Quand les jurés eurent examiné les pièces à conviction, le président déclara l’enquête judiciaire terminée; et, sans interruption, pressé comme il était d’expédier l’affaire, il donna la parole au substitut du procureur. Il se disait que le substitut, lui aussi, était homme, que, sans doute, lui aussi avait hâte de fumer, de manger, et qu’il aurait pitié de l’assistance. Mais le substitut du procureur n’eut pitié ni de lui-même ni des autres. Ce magistrat, naturellement sot, avait, en outre, le malheur d’être sorti du gymnase avec une médaille d’or, et plus tard, à l’Université, d’avoir remporté un prix pour sa thèse sur les Servitudes dans le droit romain; de telle sorte qu’il était, au plus haut degré, vaniteux, satisfait de soi, — ce à quoi avaient encore contribué ses succès auprès des femmes; — et la conséquence de tout cela était que sa sottise naturelle avait pris des proportions extraordinaires.
Lorsque le président lui eut donné la parole, il se leva lentement, guindant ses formes élégantes dans son uniforme brodé; et, ayant posé ses deux mains sur son pupitre, ayant incliné la tête, ayant promené un large regard sur toute l’assistance, à l’exception des prévenus, il commença son discours, qu’il avait eu le temps de préparer pendant la lecture des procès-verbaux:
«L’affaire qui est soumise à votre jugement, Messieurs les jurés, constitue, si je puis employer cette expression, un fait de criminalité essentiellement caractéristique.»
Le réquisitoire du substitut du procureur devait avoir, dans sa pensée, une portée générale, et ressembler ainsi aux discours fameux qui avaient fondé la gloire des grands avocats. Son auditoire de ce jour-là n’était, en vérité, formé que de couturières, de cuisinières, de cochers et de portefaix, mais ce n’était pas une considération qui pût l’arrêter. Les maîtres du barreau, eux aussi, avaient débuté devant des auditoires du même genre. Et le substitut s’était donné pour principe de s’élever toujours, comme il disait, «jusqu’au sommet des questions», en dégageant la signification psychologique de chaque délit, et en mettant à nu la plaie sociale dont ce délit était l’expression.
«Vous voyez devant vous, Messieurs les jurés, un crime absolument typique de notre fin de siècle, un crime qui porte en lui, pour ainsi parler, tous les traits spécifiques de ce processus particulier de décomposition morale qui atteint aujourd’hui de nombreux éléments de notre société…»
Le substitut du procureur parla très longtemps sur ce ton. Il avait surtout deux choses en vue, pendant qu’il prononçait son réquisitoire: il s’efforçait, d’abord, de faire mention de chacun des faits relatifs à l’affaire, grands ou petits; et d’autre part, et surtout, il tenait à ne pas s’arrêter une seule minute, à faire en sorte que son discours coulât sans interruption pendant une durée d’au moins une heure et quart. Une fois, cependant, il dut s’arrêter, ayant perdu le fil de son argumentation; mais dès l’instant d’après il reprit son élan, et parvint même à racheter ce trouble momentané par un supplément d’éloquence. Il parlait tantôt d’une voix basse et insinuante, en se balançant d’un pied sur l’autre et en fixant les jurés, tantôt d’un ton posé et naturel, en consultant ses dossiers, et tantôt encore d’une voix tonnante et inspirée, en se tournant vers le public et les avocats. Seuls les prévenus, qui tous trois avaient les yeux rivés sur lui, n’obtinrent pas de lui l’honneur d’un coup d’œil. Son réquisitoire était tout rempli des formules les plus nouvelles, de ces formules qui étaient alors de mode dans son cercle, et qui passaient alors, et qui passent aujourd’hui encore, pour le dernier mot de la science. Il y était question d’hérédité, de criminalité innée, et de Lombroso, et de Tarde, et d’évolution, et de lutte pour la vie, et de Charcot, et de dégénérescence.
Le marchand Smielkov, d’après la définition du substitut du procureur, était le type du Russe naturel et foncier, qui, par l’effet de sa confiance et de sa générosité, était devenu la proie d’êtres profondément pervers, au pouvoir desquels il était tombé. Simon Kartymkine était un produit atavique de l’ancien servage, un homme incomplet, sans instruction, sans principes, sans religion. Euphémie Botchkov, sa maîtresse, était une victime de l’hérédité: son apparence physique et son caractère moral présentaient tous les stigmates de la dégénérescence. Mais l’agent principal du crime était la Maslova, qui représentait, sous sa forme la plus basse, le type de la décadence sociale contemporaine.
«Cette créature, — poursuivait le substitut, toujours sans tourner les yeux vers elle, — au contraire de ses complices, a été admise à jouir du bienfait de l’instruction. Nous venons d’entendre tout à l’heure la déposition de la directrice de la maison où elle était: elle nous a dit que la prévenue sait non seulement lire et écrire, mais qu’elle comprend et parle le français. Fille naturelle, marquée sans doute d’une tare atavique, la Maslova a été élevée dans une famille noble des plus distinguées; elle aurait pu parfaitement vivre d’un travail honorable; mais elle a abandonné ses bienfaiteurs pour se livrer tout entière à ses mauvais instincts; et c’est pour pouvoir mieux les satisfaire qu’elle est entrée dans une maison de tolérance, où sa supériorité intellectuelle lui a permis, — comme vous venez de l’entendre affirmer. Messieurs les jurés, — d’exercer sur ses adorateurs cette «influence mystérieuse dont la science s’est tant occupée ces temps derniers, et que l’école de Charcot, en particulier, a si heureusement définie la suggestion mentale. C’est ce pouvoir de suggestion qu’elle a exercé sur l’honnête et naïf géant russe qui lui est tombé entre les mains, et de la confiance de qui elle a usé pour le dépouiller d’abord de son argent, puis de sa vie!»
— Ma parole d’honneur, il divague! — dit avec un sourire le président, en se penchant vers le juge sévère.
— Un terrible imbécile! — répondit le