lettre fut à la fois agréable et désagréable à Nekhludov. Il trouvait agréable de se sentir maître d’une fortune plus grande que celle qu’il avait eue jusqu’alors. Mais, d’autre part, il se rappelait que, dans sa première jeunesse, avec la générosité et la résolution de son âge, s’étant enthousiasmé pour les théories sociologiques de Spencer et d’Henry George, non seulement il avait pensé, proclamé et écrit que la terre ne pouvait pas être un objet de propriété individuelle, mais qu’il avait même donné aux paysans un petit bien qui lui venait de son père, afin de conformer ses actes à ses principes. Et, maintenant que la mort de sa mère avait fait de lui un grand propriétaire, il avait à choisir entre deux partis: ou bien il pouvait renoncer à tous ses domaines, comme il avait fait dix ans auparavant pour les deux cents hectares qui lui venaient de son père; ou bien, en prenant possession de ses domaines, il pouvait, d’une façon tacite mais formelle, reconnaître pour faux et mensongers les principes qu’il avait autrefois soutenus.
Le premier de ces deux partis était, pour lui, impossible en fait, car ses domaines constituaient toute sa fortune. De reprendre du service, il n’en avait pas le courage; et il était trop accoutumé à sa vie d’oisiveté et de luxe pour pouvoir songer à y renoncer. Et puis, le sacrifice aurait été inutile, car Nekhludov ne se sentait plus ni la force de conviction ni la résolution qu’il avait eues dans sa jeunesse.
Mais le second parti, celui qui consistait à renier formellement des principes désintéressés, généreux, dont il s’était souvent enorgueilli, ce parti lui était désagréable.
Et c’est pour cela que la lettre de son intendant lui était désagréable.
II
Quand il eut achevé son déjeuner, Nekhludov passa dans son cabinet. Il voulait voir, dans la lettre d’avis officielle, à quelle heure il devrait être au Palais de Justice, et il avait aussi à répondre à la princesse Korchaguine. Il traversa, pour se rendre dans son cabinet, son atelier, où se dressait sur un chevalet un tableau commencé, et où des études diverses pendaient aux murs. La vue de ce tableau, auquel il travaillait depuis deux ans sans pouvoir l’achever, la vue de ces études et de tout l’atelier raviva en lui le sentiment sans cesse plus fort de son impuissance à faire des progrès en peinture, et la conscience de son manque de talent. Il attribuait, en vérité, ce sentiment à l’excès de délicatesse de son goût artistique; mais il ne pouvait s’empêcher de songer que, cinq ans auparavant, il avait quitté l’armée parce qu’il avait cru se découvrir un talent de peintre. Et c’est avec une disposition d’esprit assez mélancolique qu’il entra dans son énorme cabinet de travail, pourvu de toute sorte d’ornements et de commodités. S’approchant d’un grand bureau plein de tiroirs étiquetés, il ouvrit le tiroir qui portait l’étiquette Convocations, et y trouva aussitôt l’avis qu’il cherchait. Cet avis l’informait qu’il eût à être au Palais de Justice à onze heures. Nekhludov referma le tiroir, s’assit, et commença une lettre où il voulait dire à la princesse qu’il la remerciait de son invitation, et qu’il espérait pouvoir venir dîner dans l’après-midi. Mais, après avoir écrit sa lettre, il la déchira: elle était trop intime. La seconde qu’il écrivit était trop froide, presque impolie: il la déchira encore. Il sonna, et un laquais entra dans la chambre, un homme âgé, de mine grave, à la face rasée; il portait un tablier de calicot gris.
— Faites-moi venir un fiacre!
— Tout de suite, Votre Excellence.
— Et dites à la personne qui attend que c’est bien, que je remercie, que je tâcherai de venir.
«Ce n’est pas très convenable, songea Nekhludov, mais je n’arrive pas à écrire! De toute façon, je la verrai aujourd’hui.»
Il s’habilla et sortit sur le perron. La voiture qu’il prenait d’ordinaire, une élégante voiture aux roues caoutchoutées, était déjà là, qui l’attendait.
— Hier soir, — lui dit le cocher en se tournant à demi vers lui, — vous veniez à peine de sortir de chez le prince Korchaguine quand je suis arrivé. Le valet de pied m’a dit: «Il vient de partir.»
«Les cochers eux-mêmes connaissent mes relations avec les Korchaguine!» pensa Nekhludov, et de nouveau se présenta devant lui la question de savoir s’il devait ou non se marier avec la jeune princesse. Et il ne parvenait toujours pas à trancher cette question dans un sens ni dans l’autre.
Deux arguments plaidaient en faveur du mariage en général. D’abord le mariage, en plus du repos du foyer domestique, lui assurait la possibilité d’une vie honnête et morale; en second lieu et surtout, Nekhludov espérait qu’une famille, des enfants, donneraient un but à sa vie, maintenant sans objet. Contre le mariage en général, d’autre part, il y avait le sentiment dont nous avons déjà parlé, cette sorte de crainte qu’inspire aux célibataires d’un certain âge la perspective de perdre leur liberté; et il y avait aussi une peur inconsciente du mystère que renferme toujours une nature de femme.
En faveur du mariage avec Missy, en particulier (Missy était le surnom que portait, dans l’intimité, la jeune princesse Korchaguine, dont le vrai prénom était Marie), le premier argument en faveur de ce mariage était que la jeune fille était de bonne famille et que, en toutes choses, depuis ses toilettes jusqu’à sa manière de parler, de marcher, de rire, elle différait des femmes du commun non point par quelque chose d’exceptionnel, mais par sa «distinction». Il ne trouvait pas d’autre mot pour désigner cette qualité, qu’il prisait extrêmement. Le second argument était que la jeune princesse l’appréciait mieux que personne, le comprenait mieux; et dans ce fait qu’elle le comprenait, c’est-à-dire qu’elle reconnaissait ses hautes qualités, Nekhludov trouvait la preuve de son intelligence et de la sûreté de son jugement. Mais il y avait aussi des arguments très sérieux contre le mariage avec Missy en particulier: le premier était que, suivant toute vraisemblance, Nekhludov aurait pu trouver une jeune fille encore plus «distinguée» que Missy; en second lieu, que celle-ci avait déjà vingt-sept ans, que probablement elle avait aimé d’autres hommes: et cette pensée était un tourment pour Nekhludov. Sa vanité ne pouvait admettre que, même dans le passé, la jeune fille eût aimé quelqu’un qui n’était pas lui. Sans doute, il ne pouvait exiger qu’elle eût su d’avance qu’elle le rencontrerait un jour dans la vie; mais la seule idée qu’elle avait pu aimer un autre homme, avant lui, était pour lui une humiliation. Ainsi les arguments pour et contre se trouvaient être en nombre égal; et Nekhludov, riant de lui-même, se comparaît volontiers à l’âne de Buridan. Mais il n’en continuait pas moins à faire comme l’âne, ne sachant vers laquelle des deux bottes de foin il devait se tourner.
«Au surplus, aussi longtemps que je n’aurai pas reçu de réponse de Marie Vassilievna, et que cette affaire ne sera pas terminée, il m’est impossible de prendre aucun engagement», songea-t-il.
Et ce sentiment de la nécessité d’ajourner sa décision lui fit plaisir. «Et puis je penserai à tout cela plus tard, — se dit-il encore, tandis que sa voiture roulait sans bruit sur l’asphalte de la cour du Palais de Justice. — Il s’agit maintenant pour moi de remplir un devoir social, avec le soin que j’apporte à tout ce que je fais. Sans compter que ces séances sont souvent très intéressantes.»
CHAPITRE IV
I
Quand Nekhludov entra au Palais de Justice, les corridors étaient déjà fort animés. Des gardiens couraient, portant des papiers; d’autres marchaient d’un pas grave et lent, les mains derrière le dos. Les huissiers, les avocats, les avoués se promenaient de long en large; les demandeurs et les prévenus libres s’effaçaient humblement contre les murs, ou restaient assis sur les bancs, attendant.
— Le tribunal du district? — demanda Nekhludov à l’un des gardiens.
— Quel tribunal? Criminel, ou civil?
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