de chêne sculpté; et derrière ces fauteuils pendait au mur, dans un cadre doré, un portrait aux couleurs criardes, représentant l’empereur en uniforme, le grand cordon au cou, les jambes écartées, et une main sur la garde de son épée. Dans le coin droit, un rétable contenait une image du Christ couronné d’épines, avec un pupitre sur le devant; et c’est aussi à droite de l’estrade que se trouvait la petite chaire destinée au procureur impérial. À gauche, dans le fond, était située la table du greffier; et sur le devant, plus près du public, une barrière de bois entourait le banc des prévenus, vide encore, comme le reste de l’estrade. Sur le côté droit de celle-ci, en face du banc des prévenus, une série de sièges à hauts dossiers attendaient les jurés, et au-dessous d’eux étaient disposées des tables pour les avocats. Quant à l’autre partie de la salle, séparée de l’estrade par une grille, elle était formée de bancs en gradins qui s’élevaient jusqu’au mur du fond. Dans les premières rangées de ces bancs quatre femmes étaient assises, vêtues comme des ouvrières ou des servantes, et accompagnées de deux hommes qui devaient, eux aussi, être des ouvriers. Ce petit groupe était évidemment très impressionné par la grandeur de la décoration de l’estrade, car il ne s’entretenait qu’à voix basse, timidement.
Dès qu’il eut introduit et placé les jurés, l’huissier s’avança au milieu de l’estrade, et, d’une voix très haute, destinée à intimider encore l’assistance, il annonça:
— Le tribunal!
Tout le monde se leva, et les juges parurent sur l’estrade. D’abord le président aux beaux favoris. Nekhludov le reconnut aussitôt: il l’avait rencontré deux ans auparavant, à la campagne, dans un bal où ce président avait conduit le cotillon et dansé toute la nuit, avec beaucoup de charme et d’entrain.
Derrière lui venait le juge à la mine morose; sa mine était devenue plus morose encore depuis que, au moment d’entrer en séance, il avait rencontré son beau-frère, et que celui-ci lui avait dit que sa sœur venait de lui apprendre qu’il n’y aurait pas de dîner à la maison ce soir-la.
— Que voulez-vous? Nous serons forcés d’aller dîner au cabaret, — avait ajouté le beau-frère en riant.
— Je ne vois pas ce qu’il y a de risible dans tout cela! — avait répondu le juge morose; et il était devenu encore plus morose.
L’autre juge, celui qui arrivait toujours en retard, était un homme à grande barbe, avec des bons gros yeux ronds, aux poches gonflées. Ce juge souffrait d’un catarrhe de l’estomac, et, ce matin-là même, son médecin lui avait fait commencer un nouveau régime qui l’obligeait à rester chez lui plus tard encore que de coutume. Il s’avançait sur l’estrade avec un air absorbé; et en effet il était très préoccupé. Il avait l’habitude de deviner, par toute sorte de moyens de hasard, des réponses à des questions qu’il se posait intérieurement. Il s’était dit cette fois que, si le nombre des pas qu’il aurait à faire pour aller de la porte de son cabinet jusqu’à son siège, si ce nombre se trouvait être divisible par trois, c’est que son nouveau régime le guérirait de son catarrhe; si non, non. Or il n’y avait en tout que vingt-six pas; mais, au dernier moment, le juge triche un peu, fit un petit pas de plus, et arriva à son siège en comptant le vingt-septième pas.
Les figures du président et des deux juges, se dressant sur l’estrade avec leurs uniformes aux collets cousus d’or, présentaient un spectacle des plus imposants. Les juges eux-mêmes, du reste, en avaient le sentiment; et tous trois, comme s’ils étaient confins de leur grandeur, se hâtèrent de s’asseoir, en baissant modestement les yeux, devant la grande table verte, sur laquelle on avait posé un instrument triangulaire surmonté de l’aigle impériale, des encriers, des plumes, des feuilles de papier blanc, et une énorme quantité de crayons de dimensions diverses, fraîchement taillés.
Derrière les juges entra le substitut du procureur. Il s’avança, lui aussi, le plus vite qu’il put vers son siège, tenant toujours sa serviette sous l’aisselle et agitant le bras. Aussitôt assis, il se plongea dans la lecture du dossier, profitant des moindres minutes pour préparer son réquisitoire. Nous devons ajouter, en effet, que Breuer avait été tout récemment nommé substitut, et que c’était la quatrième fois seulement qu’il requérait en assises. Il était fort ambitieux, rêvait de faire une belle carrière, et jugeait indispensable, pour y réussir, d’obtenir des condamnations dans tous les procès où il prenait part. Il avait déjà combiné le plan général du réquisitoire qu’il prononcerait dans l’affaire de l’empoisonnement; mais il avait encore à prendre connaissance des faits mêmes de l’affaire, pour appuyer et étoffer son argumentation.
Enfin le greffier, assis à l’extrémité opposée de l’estrade, et ayant disposé devant lui toutes les pièces qu’il aurait à lire, parcourait un article d’un journal prohibé, qu’il avait reçu la veille et lu déjà une première fois. Il voulait parler de cet article avec le juge à la grande barbe, qu’il savait être de même opinion que lui en politique: et, avant d’en parler, il désirait le connaître à fond.
IV
Le président, après avoir consulté des papiers, fit quelques questions à l’huissier et au greffier; puis, ayant reçu d’eux des réponses affirmatives, il donna ordre d’introduire les prévenus.
Aussitôt une porte s’ouvrit, dans le fond, et deux gendarmes entrèrent, le bonnet de poil sur la tête, le sabre hors du fourreau. Derrière eux apparurent les trois prévenus: d’abord un homme, un roux au visage couvert de taches de rousseur, puis deux femmes. L’homme était vêtu d’un costume de prison, trop long et trop large pour lui. Il tenait ses bras serrés contre son corps, pour retenir les manches, qui, sans cela, eussent caché ses mains. Il semblait ne voir ni les juges ni le public, et gardait ses yeux obstinément fixés sur le banc auprès duquel il passait. Quand il en eut fait le tour, il s’assit et, levant les yeux sur le président, il se mit à agiter les lèvres comme s’il murmurait quelque chose.
La femme qui venait ensuite, également vêtue d’un costume de détenue, pouvait avoir une cinquantaine d’années. Elle avait autour de la tête un fichu de prison. Et son visage, d’une pâleur grise, n’aurait eu rien que de très ordinaire si l’on n’y avait remarqué une absence complète de sourcils et de cils. Elle paraissait, d’ailleurs, absolument calme. En arrivant à sa place, comme sa robe s’était accrochée à un clou, elle la tira avec soin, sans hâte, la rajusta, et s’assit.
L’autre femme était la Maslova.
Dès qu’elle entra, les yeux de tous les hommes présents dans la salle se tournèrent vers elle et considérèrent longtemps son doux visage, sa taille fine, son ample poitrine saillante sous son sarrau. Le gendarme lui-même, devant qui elle devait passer, la regarda sans la quitter des yeux jusqu’à ce qu’elle se fût assise; après quoi, comme s’il s’était senti en faute, il se pressa de détourner le visage, et, s’étant secoué, fixa la fenêtre, en face de lui.
Le président attendit que les prévenus se fussent assis. Puis il se tourna vers le greffier. Et la procédure ordinaire commença: l’appel des jurés, des suppléants, le jugement de ceux qui manquaient, leur condamnation à l’amende, l’examen des excuses de ceux qui s’étaient excusés, le remplacement des jurés absents par des suppléants. Puis le président demanda au pope de faire prêter serment aux jurés.
Ce pope était un gros vieillard chauve, au visage rouge, avec quelques cheveux blancs et une barbe blanche mal fournie. Il était vêtu d’une soutane de soie cannelle, avec une croix d’or, attachée à une chaîne, et qu’il ne cessait de retourner sur sa poitrine, de ses doigts enflés. Il portait aussi une petite décoration cousue sur le côté. Il était dans les ordres depuis quarante-neuf ans, et s’apprêtait à célébrer, l’année suivante, son jubilé, comme avait fait tout récemment l’archiprêtre de la cathédrale. Il était attaché au tribunal depuis la construction du Palais de Justice; il s’enorgueillissait fort d’avoir fait prêter serment à plusieurs dizaines de milliers de personnes, et