Mais, par l’empoisonnement, à moins que vous ne préfériez changer l’ordre, — répondit le greffier.
— Allons, soit, va pour l’empoisonnement! — fit le président, supputant que c’était là une affaire assez simple, qu’elle pourrait être finie vers quatre heures, et qu’ensuite il serait libre d’aller rejoindre sa Suissesse.
— Et Breuer est-il arrivé? — demanda-t-il encore au greffier qui s’apprêtait à sortir.
— Oui, je crois.
— Alors dites-lui, si vous le rencontrez, que nous commençons par l’empoisonnement.
Breuer était le substitut qui devait soutenir l’accusation, à cette session des assises.
Et, de fait, le greffier le rencontra dans le corridor. La tête penchée en avant, la redingote déboutonnée, portant son portefeuille sous l’aisselle, il marchait à grands pas, courait presque, frappant des talons, et agitant le bras d’un mouvement fiévreux.
— Michel Petrovitch demande si vous êtes prêt? — lui dit le greffier en l’accostant.
— Naturellement! Je suis toujours prêt. Par quelle affaire commence-t-on?
— Par l’empoisonnement.
— C’est parfait! — répondit le substitut.
Mais, en réalité, il ne trouvait pas le moins du monde, que ce fût parfait: il avait passé toute la nuit à jouer aux cartes dans un café, avec d’autres jeunes gens; ils avaient reconduit un camarade, on avait beaucoup bu, joué jusqu’à cinq heures du matin, et puis on était allé voir des femmes, dans cette même maison où, six mois auparavant, vivait la Maslova, de sorte que le jeune substitut n’avait pas eu le temps de jeter même un coup d’œil sur le dossier de l’affaire d’empoisonnement qu’on allait juger. Et le greffier le savait, et c’est à dessein qu’il avait soufflé au président de commencer par cette affaire, que le substitut n’avait pas eu le temps d’étudier. Ce greffier était, en effet, un libéral, pour ne pas dire un radical, ce qui ne l’empêchait pas de servir dans la magistrature avec une pension de 1.200 roubles, et d’aspirer même à une place de substitut. Breuer, au contraire, était conservateur, et tout particulièrement zélé dans l’orthodoxie, comme la plupart des Allemands qui sont fonctionnaires en Russie; de telle façon que le greffier, sans compter qu’il guettait sa place, avait encore contre lui une antipathie personnelle.
— Et l’affaire des Skoptsy? — demanda le greffier.
— J’ai déclaré que c’était impossible en l’absence de témoins, — répondit le substitut. — Je le répéterai au tribunal.
— Qu’est-ce que cela fait?
— Impossible! — dit encore le substitut. Et, agitant le bras, il courut à son cabinet.
Il ajournait cette affaire des Skoptsy, non point à cause de l’absence de quelques témoins insignifiants, mais parce que cette affaire, si on la jugeait dans une grande ville, où la plupart des jurés appartenaient aux classes instruites, risquait de se terminer par un acquittement; aussi s’était-il entendu avec le président pour que l’affaire fût déférée aux assises d’une petite ville, où le jury serait en majorité formé de paysans, et où, par suite, la condamnation serait plus facile à obtenir.
Cependant le mouvement dans le corridor avait encore grandi. La foule s’amassait surtout devant la salle du tribunal civil, où s’était jugée une de ces affaires dont on a coutume de dire qu’elles sont «intéressantes», celle-là même dont parlait avec tant de compétence, dans la salle des jurés, le personnage représentatif. Sans ombre de raison ni de droit moral, mais d’une façon strictement légale, un homme de loi avisé s’était emparé de toute la fortune d’une vieille dame. La plainte de la vieille dame était absolument juste. Les juges le savaient, et plus encore le savaient l’homme de loi et son avocat: mais cet avocat avait imaginé une procédure si adroite que la vieille femme devait fatalement perdre son procès.
Au moment où le greffier allait entrer dans le bureau de la chancellerie, il vit précisément passer devant lui, dans le corridor, la vieille dame qui venait d’être, en bonne forme, dépouillée de sa fortune. C’était une grosse femme, avec d’énormes fleurs sur son chapeau. Elle sortait de la salle d’audience et, étendant puis ramenant vers elle ses mains courtes et grasses, elle ne cessait de répéter: «Qu’est-ce que tout cela va donner? Qu’est-ce que tout cela va donner?» Elle s’assit sur un banc où son avocat ne tarda pas à la rejoindre. Et, aussitôt, elle se mit à lui raconter quelque chose de très compliqué, qui n’avait absolument aucun rapport avec son affaire. L’avocat considérait les fleurs de son chapeau, l’approuvait de la tête, et, évidemment, ne l’écoutait pas.
Soudain une petite porte s’ouvrit et, tout rayonnant, étalant son plastron empesé sur son gilet grand ouvert, la mine satisfaite, sortit d’un pas rapide ce même avocat fameux qui avait fait en sorte que la vieille femme aux fleurs restât sans ressources, et que l’homme de loi, moyennant dix mille roubles qu’il lui avait donnés pour sa plaidoirie, en obtînt cent mille où il n’avait aucun droit. Il passa devant la vieille dame. Tous les yeux, sur-le-champ, se tournèrent respectueusement vers lui; et, lui, il s’en rendait bien compte, mais toute sa personne semblait dire: «Par pitié, Messieurs, ménagez-moi les marques de votre admiration!»
III
Enfin Mathieu Nikitich, le juge qu’on attendait, arriva. Aussitôt les jurés virent entrer, dans la salle où ils étaient réunis, l’huissier du tribunal, un petit homme maigre, avec un cou trop long et une démarche inégale. Cet huissier était d’ailleurs un brave homme, et qui avait fait toutes ses études à l’université; mais il ne pouvait rester en place nulle part, parce qu’il buvait. Trois mois auparavant, une certaine comtesse, qui s’intéressait à sa femme, lui avait procuré cet emploi d’huissier au Palais de Justice, et il avait pu s’y maintenir jusque-là, ce dont il se réjouissait comme d’un miracle.
— Eh bien! Messieurs, tout le monde est-il là? — demanda-t-il en mettant son pince-nez et en regardant les jurés.
— Mais oui, à ce qui me semble! — répondit le marchand jovial.
— Nous allons vérifier, — dit l’huissier.
Il tira une liste de sa poche et se mit à appeler les noms, regardant au fur et à mesure les jurés, tantôt à travers son pince-nez, tantôt par dessus:
— Le conseiller d’Etat I. M. Nikiforov?
— C’est moi! — répondit le personnage représentatif qui connaissait le fond de tous les procès.
— Le colonel retraité Ivan Semenovitch Ivanov?
— Voici! — répondit l’homme en uniforme.
— Le marchand de la deuxième guilde Pierre Baklachov?
— Présent! — fit le marchand jovial, en promenant un sourire épanoui sur toute la compagnie. — Je suis prêt!
— Le capitaine de la garde, prince Dimitri Nekhludov?
— C’est moi! — dit Nekhludov.
L’huissier s’inclina avec un mélange de déférence et d’amabilité, comme s’il voulait par là distinguer Nekhludov du reste des jurés. Puis il poursuivit l’énumération:
— Le capitaine Georges Dimitrievitch Danchenko? Le marchand Grégoire Efimovitch Koulechov? Etc., etc.
Tous les jurés étaient présents, excepté deux.
— Et maintenant, Messieurs, prenez la peine de passer dans la salle des assises! — dit l’huissier en montrant la porte d’un geste engageant.
Tous se mirent en mouvement et