León Tolstoi

Résurrection (Roman)


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se préparer à remplir sa tâche, avait sans doute bu et mangé copieusement, car il paraissait être dans une disposition d’esprit des plus gaies; l’autre était un commis, d’origine juive. Les deux hommes s’entretenaient du cours des laines, lorsque Nekhludov, s’approchant d’eux, leur demanda si c’était bien là que se réunissaient les jurés.

      — C’est ici, Monsieur, c’est parfaitement ici. Un juré aussi, sans doute, un de nos confrères? — ajouta le brave marchand en souriant et en clignant de l’œil.

      — Eh bien! Nous allons travailler ensemble! — poursuivit-il après la réponse affirmative de Nekhludov. — Baklachov, de la deuxième guilde! — ajouta-t-il en tendant au prince sa large main. — Et à qui ai-je l’honneur de parler?

      Nekhludov se nomma, et entra dans la salle de jury.

      — C’est celui dont le père à été attaché à la personne de l’empereur! — murmura le juif.

      — Et il a de la fortune? — demanda le marchand.

      — Un richard!

      Dans la petite salle du jury, une dizaine d’hommes de toute condition étaient réunis. Tous venaient d’arriver; les uns étaient assis, les autres marchaient de long en large. On s’examinait et on faisait connaissance. Il y avait là un colonel retraité, en uniforme; d’autres jurés étaient en redingote, en jaquette; un seul avait mis son habit. Plusieurs d’entre eux avaient dû renoncer à s’occuper de leurs affaires pour remplir les fonctions de jurés, et ils ne se faisaient pas faute de s’en plaindre, mais avec tout cela on lisait sur leurs visages une satisfaction mêlée d’orgueil, et la conscience d’accomplir un grand devoir social.

      Le premier examen achevé, on s’était simplement groupé, sans se lier plus à fond. On s’entretenait du temps qu’il faisait, de la venue précoce du printemps, des affaires inscrites au rôle. Un grand nombre de jurés s’empressaient de faire connaissance avec le prince Nekhludov, jugeant évidemment que c’était là, pour eux, un honneur exceptionnel. Et Nekhludov trouvait cela naturel et légitime, comme il faisait toujours en pareille circonstance. Si on lui avait demandé pourquoi il se considérait comme supérieur à la majorité des hommes, il aurait été incapable de répondre, car sa vie, surtout pendant les derniers temps, n’avait guère rien eu de bien méritoire. Il savait, en vérité, parler couramment l’anglais, le français et l’allemand; son linge, ses vêtements, ses cravates, ses boutons de manchettes venaient toujours des premiers magasins, et étaient toujours les plus chers qu’il y eût; mais lui-même ne prétendait pas que ce fût là un titre suffisant pour faire de lui un être supérieur. Et cependant il avait une conscience très profonde de sa supériorité; et il considérait comme lui étant dus tous les hommages qu’il recevait, et l’absence de ces hommages le blessait comme un affront.

      Un affront de ce genre l’attendait précisément dans la salle du jury. Parmi les jurés se trouvait un homme qu’il connaissait, un certain Pierre Gérassimovitch, — jamais Nekhludov n’avait su son nom de famille, — qui avait été précepteur des enfants de sa sœur. Ce Pierre Gérassimovitch avait, depuis, terminé ses études et était maintenant professeur au gymnase. Nekhludov l’avait toujours trouvé insupportable pour sa familiarité, son rire suffisant, et ses mauvaises manières.

      — Ah! Le sort vous a désigné aussi? — dit-il à Nekhludov en s’avançant vers lui avec un gros rire. — Et vous ne vous êtes pas fait dispenser?

      — Jamais je n’ai en l’idée de me faire dispenser, — répondit sèchement Nekhludov.

      — Hé bien! Voilà un beau trait de courage civique! Vous allez voir comme vous souffrirez de la faim! Et pas moyen de dormir, ni de boire! — poursuivit le professeur en riant encore plus haut.

      «Ce fils de pope va bientôt se mettre à me tutoyer!» songea Nekhludov; et, donnant à sa figure une expression aussi morne que s’il venait d’apprendre la mort d’un de ses parents, il tourna le dos à Pierre Gérassimovitch pour s’approcher d’un groupe formé autour d’un personnage de haute taille, rasé, éminemment représentatif, et qui paraissait raconter quelque chose. Ce personnage parlait d’un procès qu’on était en train de juger au tribunal civil; il en parlait en homme qui connaissait à fond toute l’affaire, nommant par leurs prénoms les juges et les avocats. Il ne tarissait pas sur le tour merveilleux qu’avait su donner à l’affaire un fameux avocat de Pétersbourg, et grâce auquel une vieille dame, tout en ayant absolument raison, était assurée désormais de perdre sa cause.

      — Un homme de génie! — proclamait-il en parlant de l’avocat.

      On l’écoutait avec attention; et quelques-uns des jurés essayaient de placer leur mot, mais il les interrompait aussitôt, comme si lui seul savait au juste ce qui en était.

      Nekhludov, qui cependant était arrivé en retard au Palais de Justice, eut encore à rester très longtemps dans la salle des jurés. Un des membres du tribunal n’était pas arrivé, et on l’attendait pour ouvrir la séance.

      II

      Le président de la cour d’assises, au contraire, était arrivé au Palais de très bonne heure. Ce président était un homme grand et gros avec de longs favoris grisonnants. Il était marié, mais menait une vie très dissipée, et sa femme faisait comme lui: ils avaient pour principe de ne pas se gêner l’un l’autre. Le matin même de ce jour-là, le président avait reçu un billet d’une gouvernante suisse qui avait autrefois demeuré chez lui, et qui, passant par la ville pour se rendre à Pétersbourg, lui écrivait qu’elle l’attendrait, entre trois et six heures, à l’Hôtel d’Italie. Aussi avait-il hâte de commencer et de finir le plus vite possible la séance du jour, afin de pouvoir rejoindre à six heures cette rousse Clara, avec qui il avait entamé un roman l’été précédent.

      Étant entré dans son cabinet, il ferma la porte au verrou, prit dans le tiroir inférieur d’une armoire deux haltères, et exécuta vingt mouvements en avant, en arrière, sur le côté, en haut et en bas; après quoi, trois fois de suite, il ploya légèrement les genoux en élevant les haltères au-dessus de sa tête.

      «Rien ne donne du ressort comme l’hydrothérapie et la gymnastique», songeait-il en pinçant de sa main gauche, où brillait un anneau d’or, le biceps saillant de son bras droit. Il s’apprêtait à faire encore le moulinet, — ayant toujours l’habitude de faire ces deux exercices avant les séances un peu longues, — quand la porte remua. Quelqu’un essayait de l’ouvrir. Le président se hâta de cacher ses haltères et ouvrit la porte.

      — Excusez-moi! — dit-il.

      Un des juges du tribunal entra dans la chambre, un petit homme aux épaules anguleuses et au visage triste, portant des lunettes d’or sur le nez.

      — Eh bien! Il est temps! — dit-il d’une voix aigre.

      — Je suis prêt, — répondit le président en revêtant son uniforme. — Mais Mathieu Nikititch n’arrive toujours pas!

      — Il pousse vraiment trop loin le manque de conscience! — dit le juge. Et, s’asseyant avec mauvaise humeur, il alluma une cigarette.

      Ce juge, homme extrêmement ponctuel, avait eu dans la matinée une scène des plus désagréables avec sa femme, parce que celle-ci avait dépensé trop vite l’argent qu’il lui avait donné pour le mois. Elle avait demandé une avance, il avait refusé: d’où la scène. La femme avait déclaré que, dans ces conditions, il n’y aurait pas de dîner, et l’avait prévenu de ne pas s’attendre à dîner chez lui. C’est là-dessus qu’il était parti; et il craignait qu’elle n’accomplît sa menace, car il la savait capable de tout. «Allez donc vivre d’une vie honnête et irréprochable!» se disait-il en regardant le président, ce gros homme tout rayonnant de santé et de bonne humeur, qui, les coudes étendus, lissait de ses belles mains blanches les poils épais et soyeux de ses longs favoris, pour les disposer sur les deux côtés de son collet