cela?
Il paraîtrait qu’ils ont volé une pièce de toile[56] qui était à blanchir sur l’herbe. Ils l’ont cachée dans leur huche à pain, sous de la farine: mais, dans la nuit, la petite s’est dit: «Puisque mon père et ma mère ont volé la toile de la femme Martin, je puis bien aussi leur en voler un morceau; ça fait que j’aurai de quoi acheter des gâteaux et des sucres d’orge.» La voilà qui se lève et qui en coupe un bon bout. C’était la veille du marché. Le lendemain, la petite se dit: «Ce n’est pas tout d’avoir la toile, il faut encore que je la vende.» Et la voilà qui, sans rien dire à père et mère, part pour le marché et offre sa toile à la fille Chartier. «Combien en as-tu? lui dit la fille Chartier. «– J’en ai bien six mètres, de quoi faire deux chemises, répond la petite Léonard. – Combien que tu veux la vendre? – Ah! pas cher, je vous la donnerai bien pour une pièce de cinq francs. – Tope là[57], et je te la prends; tiens, voilà la pièce et donne-moi la toile.» Les voici bien contentes toutes les deux, la petite Léonard d’avoir cinq francs, la fille Chartier d’avoir de quoi faire deux chemises et pas cher. Mais, quand elle la rapporte chez elle, qu’elle la montre à sa mère et qu’elle la déploie pour mesurer si le compte y est, ne voilà-t-il pas que la farine s’envole de tous côtés; la chambre en était blanche; la mère et la fille Chartier étaient tout comme des meunières. «Qu’est-ce que c’est que ça? disent-elles. Cette toile a donc été blanchie à la farine? Faut la secouer. Viens, Lucette, secouons-la dans la rue; ce sera bien vite fait.» Les voilà qui secouent devant leur porte, quand passe la mère Martin. «Où allez-vous donc, que vous avez l’air si affairée? lui demanda la mère Chartier. – Ah! je vais porter plainte à la gendarmerie: on m’a volé ma belle pièce de toile cette nuit. Faut que je tâche de la rattraper. – Et moi je viens d’en acheter un bout qui n’est pas cher, dit la mère Chartier. – Tiens, dit l’autre en la regardant, mais c’est tout comme la mienne. Qu’est-ce que vous lui faites donc à votre toile? – Je la secoue; elle était si pleine de farine que nous en étions aveuglées, Lucette et moi. – Tiens, tiens! de la toile enfarinée? Mais où donc l’avez-vous eue? – C’est la petite Léonard qui me l’a vendue comme ça. – La petite Léonard? Où a-t-elle pu avoir de la toile aussi fine?… Mais!… laissez-moi donc voir le bout; cela ressemble terriblement à la mienne.» La mère Martin prend la toile, l’examine, arrive au bout et reconnaît une marque qu’elle avait faite à sa pièce. Les voilà toutes trois bien étonnées: la mère Martin bien contente d’être sur la piste de sa toile; la mère Chartier bien attrapée d’avoir donné sa pièce de cinq francs pour un bout de toile qui était volée; elles arrivent toutes trois chez moi et me racontent ce qui vient d’arriver. «Toute votre toile y est-elle? je dis à la femme Martin. – Pour ça non! répond-elle. Il y en avait près de cinquante mètres. – Alors il faut tâcher de ravoir les quarante-quatre mètres qui vous manquent, mère Martin. Laissez-moi faire; je crois bien que je vous les retrouverai. Nous allons bien surveiller le marché; si la femme ou le père Léonard y apporte votre toile, je les arrête; s’ils n’y viennent pas ou qu’ils y viennent avec rien que leurs sacs de farine, j’irai demain avec mes camarades faire une reconnaissance au moulin. Puisque c’est la petite Léonard qui vous en a vendu un bout, c’est que l’autre bout est au moulin. – Mais si elle la vend à quelque voisin? dit la mère Martin. – N’ayez pas peur, ma bonne femme, elle n’osera pas; tout le monde chez vous sait que votre toile est volée. – Je crois bien qu’on le sait, dit la mère Martin, je l’ai dit à tout le village, et j’ai envoyé mon garçon et ma petite le dire partout dans les environs, de crainte qu’elle ne soit vendue par là. – Vous voyez bien qu’il n’y a pas de danger», que je lui réponds. Et je me mets en quête[58] avec les camarades. Rien au marché, rien dans la ville. Alors nous sommes venus ce matin faire notre visite au moulin, avec un ordre d’arrêter, s’il y a lieu. Nous avons cherché partout; nous ne trouvions rien. Les Léonard nous agonissaient d’injures. Enfin, je me rappelle la farine que secouaient les femmes Chartier, et l’idée me vient d’ouvrir la huche; elle était pleine de farine; je fouille dedans avec le fourreau de mon sabre. Les Léonard crient que je leur gâte leur farine; je fouille tout de même, et voilà-t-il pas que j’accroche un bout de la toile; je tire, il en venait toujours. C’était toute la pièce de la mère Martin. Les Léonard veulent s’échapper; mais les camarades gardaient les portes et les fenêtres. On les prend; ils se débattent. J’arrête aussi la petite, qui crie qu’elle est innocente. Je raconte l’histoire de la toile enfarinée. La petite Léonard se trouble, pleure; la mère s’élance sur elle et la frappe à la joue; le père en fait autant sur le dos. Si les camarades et moi nous ne l’avions retirée d’entre leurs mains, ils l’auraient mise en pièces[59]. Tout cela a duré un bout de temps, monsieur; le monde s’est rassemblé; il y en a plus que je ne voudrais, car c’est toujours pénible de voir une jeune fille comme ça déshonorée, et des parents qui ont mené leur fille à mal.
– Vous êtes un brave et digne soldat, dit M. de Rugès en lui tendant la main; le sentiment d’humanité que vous manifestez à l’égard de ces gens qui vous ont accablé d’injures est noble et généreux.»
Le gendarme prit la main de M. de Rugès et la serra avec émotion.
«Notre devoir est souvent pénible à accomplir, et peu de gens le comprennent; c’est un bonheur pour nous de rencontrer des hommes justes comme vous, monsieur.»
Léon et Jean avaient écouté avec attention le récit du gendarme. Les dames et les enfants s’étaient aussi rapprochés et avaient pu l’entendre également, de sorte que Léon et Jean n’eurent rien à leur apprendre. Les Léonard avaient recommencé leurs injures et leurs cris; ces dames pensèrent que, n’ayant rien à faire pour les Léonard, il était plus sage de s’éloigner, de crainte que les enfants ne fussent trop impressionnés de ce qu’ils entendaient. On avait été obligé d’éloigner Jeannette de ses parents, qui, tout garrottés qu’ils étaient, voulaient encore la maltraiter. Mmes de Fleurville et de Rosbourg, et le reste de la compagnie, se dirigèrent vers une partie de la forêt assez élognée du moulin pour qu’on ne pût rien voir ni entendre de ce qui s’y passait. Les enfants étaient restés tristes et silencieux, sous l’impression pénible de la scène du moulin. M. de Rugès demanda à faire une halte[60] et à étaler sur l’herbe[61] les provisions que portait l’âne qui les suivait; ce moyen de distraction réussit très bien. Les enfants ne se firent pas prier[62]; ils firent honneur au repas rustique; crème, lait caillé, beurre, galette, fraises des bois, tout fut mangé. Ils causèrent beaucoup de Jeannette et de ses parents.
Comment Jeannette a-t-elle pu devenir assez mauvaise pour voler et vendre cette toile avec tant d’effronterie?
Parce que son père et sa mère lui donnaient l’exemple du vol et du mensonge. Bien des fois ils m’ont volé du bois, du foin[63], du blé, et ils se faisaient toujours aider par Jeannette[64]. Tout naturellement, elle a voulu profiter de ces vols pour elle-même.
Mais comment osait-elle aller à l’église et au catéchisme? Comment ne craignait-elle pas que le bon Dieu la punît de sa méchanceté!
Elle se tenait très mal à l’église; elle bâillait, elle détirait ses bras[65], elle se roulait sur son banc: ce qui prouve bien qu’elle n’y allait pas pour prier, mais pour faire comme tout le monde.
Mais au catéchisme elle devait apprendre que c’est très mal de voler.
Elle l’apprenait, mais elle n’y faisait pas attention.
Eh,