qui, depuis les fours, partent vers la Terre Ferme, l’Allemagne, l’Istrie, la Dalmatie… Tout est mis en œuvre pour assurer la conservation et l’augmentation d’un «métier de grande commodité et utile à notre cité».
Au début du XVIe siècle, Murano abrite, avec son industrie concentrée et novatrice, une des branches les plus actives et les plus prestigieuses du centre industriel vénitien. La liste est longue en effet, une fois encore, des spécialités qui sortent des ateliers lagunaires, des perles de verre pour les chapelets, aux miroirs et aux lunettes même si l’invention n’en revient pas aux Vénitiens. Et puis, dans la seconde moitié du XVe siècle, les progrès dans la fabrication du cristal ont été décisifs et ils révolutionnent, par exemple, l’industrie du miroir. De la sorte, pour un long siècle, et malgré une concurrence italienne et européenne acharnée à copier les verres de Venise et à débaucher des ouvriers, les verreries de Murano dominent le marché international.
Il exista donc bien des savoir-faire vénitiens et le cadre coercitif mis en place montre comment le pouvoir tenta, très tôt, de les protéger. Les statuts des verriers, rédigés en 1271, interdisaient l’exercice du métier à tous ceux qui n’auraient pas été régulièrement immatriculés à l’art. Les décisions postérieures aggravent ce contrôle de la main d’œuvre. Il est désormais interdit à tout verrier de quitter le territoire du duché et les amendes prévues gonflent vite, à mesure que ce problème de l’émigration et de la divulgation des procédés de fabrication devient déterminant pour l’autorité publique. L’autorité publique use donc tour à tour de la menace et de la clémence, punit puis pardonne afin d’inviter les contrevenants à regagner la lagune. Cette suite d’interdictions, que viennent tempérer des assouplissements temporaires, informe, au moins partiellement, sur la situation du marché du travail.28 Mais il s’agit surtout de sauvegarder les secrets. Dès 1295, le Grand Conseil déplorait la diffusion, au détriment de Venise, de certains procédés techniques, notant que «les fours s’étaient multipliés à Trévise, à Vicence, à Padoue, à Mantoue, à Ferrare, à Ancône et Bologne».
Le même espoir d’un impossible monopole explique que l’exportation de tous les produits nécessaires à la fabrication demeure prohibée. Toutefois les habituelles affaires de contrebande montrent que cette interdiction était tournée. Enfin, vient une ultime mesure destinée à boucler le dispositif: interdiction est faite à tous ceux qui ne seraient pas Muranesi ou Venitiani de devenir verrier.29 Mais des difficultés d’application viennent à l’occasion moduler les excès de ce malthusianisme. Le Sénat avait, à la fin du XVe siècle, tenté de restreindre l’embauche aux seuls insulaires, les Vénitiens n’étant employés qu’en cas d’extrême nécessité. En 1501, les besoins de l’industrie imposent le retour à la flexibilité: lorsque les ouvriers manquent, les maîtres peuvent engager des hommes dans tout le duché.30 Il n’empêche que tout est fait pour combattre la concurrence. La production locale est stimulée, les secrets sont préservés; quant à la maîtrise des techniques, elle se voit limitée à une élite de Murano, de Venise, ou au moins du duché.
Grâce à cette expertise, et jusqu’à ce que d’autres que les Vénitiens s’en rendent maîtres à leur tour, toute une gamme de produits est appréciée et exportée. Et il en va pour les soies comme pour le verre et le cristal.
Dès les années 1450, les soieries vénitiennes, simples ou façonnées, sont vendues dans toute l’Europe mais au Levant aussi. Les étoffes unies forment le gros de la production, au coût relativement limité. Mais des tissus beaucoup plus riches et plus coûteux sont également tissés: damas, lampas, satins brochés, velours d’or, dont les fameux riccio sopra riccio, boucle sur boucle… Ce sont ces damas et ces velours cramoisis, paonazo, polychromes ou d’or, qui partent pour Constantinople, montrant comment les flux des échanges se sont, depuis Marco Polo, inversés. Sans doute faut-il compter au nombre des atouts vénitiens les facilités d’approvisionnement en soie grège et en matières tinctoriales dont le port disposait; sans doute faut-il rappeler aussi les liens traditionnels de la cité avec l’Orient. Les motifs orientaux inspirèrent d’ailleurs longtemps les décors occidentaux avant que les dessinateurs locaux, avec lesquels pouvaient collaborer des peintres de première importance, ne créent un style propre aux principales cités soyeuses italiennes.31
Il reste que l’arrivée des soyeux lucquois eut, au début du XIVe siècle, une influence déterminante pour la production vénitienne, déjà organisée mais modeste. Lucques s’était affirmée, au XIIIe siècle, comme le centre principal de la soierie italienne mais la ville connut des troubles politiques récurrents, responsables de flux migratoires. Venise accueille donc, entre 1307 et 1320, ouvriers et marchands en provenance de cette cité et facilite même leur installation.32 Dès lors, à lire les statuts de l’art ou le discours du doge Mocenigo, le métier croît: «Les artisans de Lucques et ses hommes riches vinrent à Venise, et Lucques s’appauvrit».33 Il est vrai que, dès 1366, de premières mesures protectionnistes sont attestées qui montrent que la fabrication, en croissance rapide, est protégée.34 L’émigration des artisans est, d’autre part, interdite. Toute une main d’œuvre, principalement féminine, est alors employée dans les premières phases de la préparation du fil (incannaresse, ordiresse…) et les textes normatifs décrivent les étapes multiples du processus de fabrication. Il faut dévider les cocons, procéder au moulinage de fil de soie, le faire bouillir ensuite… Pour obtenir un tissu a perfectione, la soie passe entre seize mains au moins.35
A la fin du XVe siècle, cinq cents métiers à tisser travaillent à Venise sans qu’il soit possible pour autant de déterminer le nombre d’ouvriers employés dans cette branche, peut-être trois mille; beaucoup, dans tous les cas, sont des immigrés, tels les Bergamasques fort nombreux dans le secteur du tissage. Dans tous les cas, l’industrie de la soie a contribué à structurer, sur les trois paroisses de San Canciano, de Santa Maria Nuova et de Santa Marina, un secteur socio-économique relativement cohérent. A côté de l’activité de bourgeois enrichis, à l’image de la famille des Amadi, dont les activités commerciales se déploient à l’échelle internationale, des investissements aristocratiques se manifestent aussi. Les déclarations immobilières de quelques lignages propriétaires, mais qui vivent bien loin de ce quartier, décrivent, à côté du corps de bâtiment principal et de l’unité de production, les maisonnettes qui servent à la main d’œuvre soyeuse, plus ou moins nombreuse selon l’importance de l’atelier. La concentration industrielle fait subir son influence jusqu’au nord de la paroisse San Canciano, in biri, borne septentrionale de cet ample circuit de la production. Le réseau des teintureries complète, dans ces paroisses, la chaîne des activités. Et plus encore peut-être que pour les draps de laine, la qualité des teintures que réalisent les tintori da seda s’avère déterminante.36 Cet espace homogène37 est prolongé par quelques ramifications dans les deux contrade voisines des Santi Apostoli et de San Giovanni Grisostomo. De plus rares ateliers et quelques teintureries y sont connus.
Encadrée par une réglementation drastique, surveillée par les maîtres de l’art et par l’office de la Corte de Parangon précisément institué au XVe siècle pour veiller à la qualité, la production vénitienne travaille, en dépit des limitations somptuaires, pour