reste que, longtemps, aucune activité ne parut véritablement se détacher. Et de cette médiocrité du centre industriel vénitien, le métier de la laine fut considéré, je l’ai dit, comme le symbole le plus fort. On connaît l’essor, au XIIIe siècle, de l’industrie textile florentine. Dans les mêmes décennies à Venise, les lanaiuoli semblent bien modestes, lorsqu’ils sont mentionnés par la chronique de Martino da Canal parmi les divers métiers qui participent aux cérémonies fêtant l’élection du doge Lorenzo Tiepolo. La rédaction des statuts de l’art a suivi, semble-t-il, l’institution en 1244 des Consuls des Marchands et ce premier texte concernait les tisserands, d’abord organisés.19 La réglementation et les prescriptions techniques s’étendent ensuite au filage, à la teinture, aux diverses branches du métier, qui fut entièrement placé sous la responsabilité des Consuls. La Commune s’efforce donc, alors, de mettre sur pied une industrie capable de répondre à certains des besoins du marché local même si elle ne peut affronter, pour les trafics, la concurrence des draps étrangers. De fait, signe de cette dépendance, tout au long du XIVe siècle, les maîtres de l’art continuent à siéger au marché du Rialto, à proximité de la Draperia où sont entreposés les étoffes étrangères. Pour ce qui est du travail, il nous demeure, jusqu’à tard, à peu près inconnu. Certains textes paraissent, à la fin du XIIIe siècle, vouloir le cantonner au nord de la lagune, autour des îlots de Torcello.20 Mais leur application semble douteuse et, au début du XIVe siècle au moins, la liberté du travail de la laine paraît établie à Venise. Avant cette date, le filage, source d’emploi pour les femmes, ne quitta sans doute pas Rialto. Une dernière touche vient compléter cette description déjà bien terne: le site multipliait les diffficultés. L’appui technique de la Terre Ferme s’avéra d’abord indispensable. Faute d’eau douce, les draps étaient envoyés au foulage à Trévise, à Padoue et à Portogruaro.
Vaille que vaille pourtant, cette histoire se poursuit. Et au XVe siècle, la fabrication commence à marquer d’une empreinte plus ferme la topographie urbaine. Au sud-ouest de Venise, dans la paroisse de San Simone Propheta, auprès du rio Marin, le travail est regroupé. A son tour, l’administration du métier s’installe sur ces rives où elle peut, avec une facilité accrue, effectuer les contrôles techniques nécessaires. Au début du XVIe siècle, c’est une véritable concentration industrielle qu’il nous est donné d’observer: présence des équipements indispensables, vastes terrains d’étendage (chiovere) où les draps sèchent, après la teinture, sur des cadres de bois, maisons populaires construites en série, «lainiers» et tisserands nombreux dans les listes des locataires… A partir de ce centre, l’art pousse même quelques antennes vers les paroisses voisines. Mais surtout, preuve d’un dynamisme réel, au début du XVIe siècle, le travail de la laine peut, hors de cette zone, rassembler encore ponctuellement des groupes d’ouvriers. Au nord, en plein périmètre soyeux, quelques petits unités de fabrication lainière fonctionnent. Plus souvent, les métiers de la laine sont localement associés à d’autres activités industrielles qui définissent le rôle des confins. Des teintureries et leurs zones d’étendage des draps attenantes jalonnent ainsi le revers lagunaire. La commune, avec constance, s’était attachée à rejetter, loin des canaux du centre urbain, la teinture et ses rejets polluants. Et, en 1413, décision avait été prise d’éloigner «aux extrémités urbaines», sur les lisières que bordait la palud, les teintures au sang et à l’indigo. Au début de l’époque moderne, ces efforts sont entrés dans les faits. Les ateliers et les champs de séchage, au caò di Cannaregio, à San Girolamo ou à Sant’ Alvise, participent de l’exploitation, encore très extensive, de la périphérie.21
L’industrie de la laine, quasi invisible des décennies durant, inscrit dorénavant avec vigueur sa présence dans la trame et dans l’économie urbaines. Comment expliquer ces évolutions? L’essor, spectaculaire au cours du XVIe siècle, de la production lainière est aujourd’hui compté parmi les causes du rebond contemporain de l’économie vénitienne. Dans le dernier tiers du XVIe siècle, Venise aurait fabriqué entre 20.000 et 26.000 pièces de laine; et, en 1602, un maximum de 28.700 pièces aurait même été atteint. C’est dire l’ampleur de la croissance puisque, selon les estimations les plus optimistes, cette même production, vers 1500, se serait située à une hauteur de 2.000 pièces par an.22 Il reste que les indices convergent pour attester des progrès plus précoces, clairement accélérés durant la seconde moitié du XVe siècle. Des draps vénitiens d’excellente qualité sont alors couramment exportés sur les marchés d’Orient. On les repère sans difficulté à Constantinople, en Syrie et en Egypte et il s’agit le plus souvent de pièces d’écarlate, les fameux bastardi de grana.23 J’en déduis que le «know how» des teinturiers de Venise, connus par exemple pour leur gamme de rouges, entre pour beaucoup dans l’élan de la laine.24
Résumons cette brève histoire des draps vénitiens. Au XIVe siècle, souvent protégé par des mesures protectionnistes qui tentaient de réserver à la production locale une part au moins du marché urbain, l’art de la laine, modeste, fragile, soumis à des crises récurrentes, conforte l’image d’une économie tout entière dominée par les entreprises de l’import-export. Un siècle plus tard, avant que de devenir une activité manufacturière de première importance, la fabrication, en progrès constants grâce à la rigueur des normes techniques et au savoir-faire des artisans, a réussi à conquérir des marchés à l’exportation.25
A l’exemple de la laine, d’autres secteurs, traditionnellement jugés comme subsidiaires dans l’économie de la métropole marchande, ont à leur tour suscité des réexamens attentifs.
Et, d’abord, l’industrie du verre. Longtemps, elle parut aux historiens une curiosité locale qu’ils examinaient, à l’égal de ces visiteurs étrangers qui, suivant les étapes d’un tour obligé, se faisaient conduire à Murano pour y admirer les fragiles productions sorties des fours. Il y avait là une autre étrangeté vénitienne, dûment signalée dans les récits de voyages ou les histoires de la ville au titre des merveilles de Venise. Dès le XVe siècle, la mention de «Murano où l’on fait le verre» est devenue dans les descriptions un véritable lieu commun.26
Depuis la fin du XIIIe siècle, la fabrication du verre a été en effet installée en dehors de l’agglomération, sur les très proches îlots de Murano. En 1291, le Grand Conseil ordonne la destruction de tous les fours de l’art du verre situés dans la cité; mais la construction en demeure autorisée, voire encouragée, dans le district. Cette mesure faisait d’ailleurs probablement suite à des décrets antérieurs, aujourd’hui perdus. Car la présence de verriers à Murano est attestée plus tôt. Dans le cadre des mesures générales, que la Commune prend alors pour lutter contre l’incendie, les fours sont déplacés. Et la prescription publique est suivie d’effets: patrons des fours et ouvriers migrent vers Murano et transforment ces îlots en un faubourg industriel.
Je ne retracerai pas ici sa croissance.27 On retiendra seulement que le verre, dans ses créations nobles ou plus courantes, se diffuse à un rythme soutenu. On sait que la fenêtre vitrée est assez largement attestée dans Venise dès le XIVe siècle. Puis, au XVe siècle, les inventaires des boutiques, tel celui qu’on établit en 1496 à la mort du prestigieux maître Barovier, conservent le souvenir d’objets raffinés