les milliers de domestiques de cet univers urbain.9
Parmi ces travailleurs, les étrangers et les forains étaient nombreux. Les voies de l’intégration n’étaient pas fermées à Venise et les brèches que les épidémies de peste creusaient dans la population favorisaient l’assimilation des nouveaux venus. Les patronymes continuaient alors simplement à marquer l’origine lombarde, albanaise ou dalmate de celui qui tenait boutique dans une paroisse ou qui occupait un emploi auprès d’un des offices publics. Les derniers arrivés fournissaient toutefois plutôt leurs bras aux besognes non qualifiées. On peut évoquer la forte empreinte balkanique du sestier de Castello,10 ou les foyers d’ouvriers allemands dans le quartier de la laine. Il faut encore signaler aux marges de Venise ces immigrés récents, venus de la campagne ou de la montagne, installés avec d’autres pauvres dans ces zones où la ville se perdait dans l’eau et où les habitations modestes s’élevaient au milieu des terrains vagues et des cultures maraîchères, entre des baraques, des ateliers, des entrepôts. Dix ou vingt ans plus tard, ces Brescians, ces Frioulans avaient souvent abandonné ces quartiers incertains pour une paroisse plus centrale et une installation moins sommaire et, à la périphérie, d’autres arrivants, attirés par le mirage de la métropole, les remplaçaient.11
D’autres enfin, qui n’avaient pas accompli volontairement le voyage vers Venise, venaient grossir le monde des petites gens et les rangs du service domestique: c’étaient ces esclaves que les sources éclairent, employés auprès des nobles, des citoyens, des artisans. Dans leur écrasante majorité, il s’agissait de femmes. Les esclaves comptèrent tôt parmi les marchandises du commerce lagunaire. Revendus à travers le monde méditerranéen, ils étaient aussi acheminés jusqu’à Rialto où Vénitiens et Italiens les achetaient. Le monde slave constitua, pour ce trafic, un premier et proche réservoir et, en dépit de sa christianisation, il continua longtemps à proposer des captifs. On sait que plus tard se tenait à Candie un florissant marché d’esclaves où se fournissaient les marchands vénitiens. A destination de la métropole, ou d’autres marchés méditerranéens, la traite était donc florissante. Mais cet asservissement de chrétiens, même schismatiques, suscita progressivement des réticences de plus en plus nombreuses.
Dès lors, il revint aux comptoirs de la mer Noire d’alimenter ce commerce. Dans ces ports, reliés aux actifs et anciens marchés de l’intérieur, les Italiens s’approvisionnaient sans difficultés. Et les Vénitiens, depuis La Tana, Trébizonde, mais Constantinople aussi, conduisaient les hommes en Egypte, à Alexandrie, où ils étaient revendus, tandis que les femmes, Russes, Circassiennes, Tartares, poursuivaient jusqu’à Rialto. On les y achètait pour quarante ou cinquante ducats.12 Les bouleversements des dernières décennies du XVe siècle ruinèrent cette traite et des esclaves noirs, captifs plutôt que captives, commencèrent à arriver à Venise.13 Ce phénomène, dont rend compte la peinture vénitienne, je pense au Miracle du Bois de la Vraie Croix de Carpaccio ou au Miracle de la Croix de Gentile Bellini, demeura cependant limité au regard du commerce qu’organisaient les Portugais puis les Espagnols.
A Venise, les esclaves masculins étaient donc rares. Interdits dans l’enceinte de l’Arsenal, présents auprès de quelques artisans, on les retrouvait plutôt dans la suite des nobles, employés à les servir, à les escorter ou à les mener en gondole. La main d’œuvre servile, principalement féminine, était surtout utilisée à la maison. Peu d’informations filtrent toutefois des sources. Des contrats négocient ventes ou reventes. Les testaments, quand ils signalent un petit legs, éclairent brièvement ces femmes nombreuses, que les hommes de la maison ont parfois engrossées. Quelques procès citent, de même, ces étrangères dont on craignait les philtres ou les manigances et renvoient aux drames, aux jalousies que l’«ennemie domestique» pouvait provoquer dans ces larges maisonnées.14 Étudiant l’esclavage, on ne rassemble en somme que de menus faits, les ombres légères de quelques vies. Il reste que les affranchissements existaient, surtout à la mort du propriétaire, et que le statut servile n’était pas transmissible. Le «stock» d’esclaves devait donc être constamment renouvelé. Quant aux esclaves libérés et aux enfants d’esclaves, ils se fondaient dans la masse des populaires et seuls parfois leurs noms, empruntés à ceux de leurs anciens maîtres, permettaient de les identifier.
C’est cette image qui peut être proposée du monde du labeur vénitien, bien qu’elle soit assurément incomplète. Les sources manquent en effet, est-il besoin de le préciser, pour mieux déterminer les hiérarchies et les clivages, pour donner vie à ces acteurs d’une chronique économique qui a longtemps semblé comme sans grand relief au regard de l’aventure maritime.
Examinons maintenant les activités et les productions
Dans cette agglomération qui compta plus de 100.000 habitants et où le niveau de vie des dominants était fort élevé, toute une série de métiers travaillait en premier lieu pour nourrir, vêtir, chausser, abriter, divertir cette population, la fournir en objets simples ou plus raffinés. A côté des marchands et des charpentiers de navires, il nous faut faire ressurgir des bouchers et des pâtissiers, des maîtres de danse et d’escrime, des cabaretiers et des merciers, des barbiers et des apothicaires, des fabricants de chandelles et des jardiniers, des fripiers et des tailleurs, des orfèvres et des fourreurs, des cordonniers et des tisserands… Les inventaires après décès des plus misérables des populaires citent au moins, à côté du lit et des escabeaux, quelques draps et hardes, un seau, une marmite et la chaîne pour l’accrocher.15
Il fonctionna donc à Venise, et particulièrement dans la paroisse de San Barnaba, une petite métallurgie, bien que la concurrence de la Terre Ferme, dès le XIVe siècle, lui ait porté des coups sévères.16 Il exista de même une industrie du coton ou de la futaine, qui traitait une part du coton importé par les bâtiments vénitiens, même si les futaines lombardes ou les tissus de coton allemands, à partir du XVe siècle, l’ébranlèrent sérieusement.17 Il y eut aussi aux siècles modernes une production, sans doute massive, d’une céramique peinte d’usage courant mais joliment décorée, aux motifs verts et jaunes surtout. La lagune, les zones de remblaiement qui livrent en abondance fragments plus ou moins cassés, poteries un peu décolorées, en portent témoignage. Et puis, là comme ailleurs, certains secteurs employaient une main d’œuvre nombreuse. Dès la fin du XIIIe siècle, les tanneurs polluent suffisamment pour que la commune décide de les éloigner de l’autre côté du canal de la Giudecca, dans l’île homonyme. Leur industrie y est attestée dès 1285: un conflit oppose, à cette date, les artisans du cuir à des officiers publics qui leur contestent la libre disposition de l’eau. Au XVe siècle, cette activité économique est toujours bien présente, au voisinage du ponte lungo. De même, comment imaginer que Venise, ses palais, ses églises, ses maisons, ses quais et ses ponts soient surgis de l’eau sans évoquer les ouvriers et les maîtres du bâtiment, les sculpteurs mais aussi les manœuvres et les tâcherons, sans rappeler les fours à briques nécessaires aux constructions que revêtaient simplement des parements de pierre?18 Enfin, le tableau ne serait pas complet si l’on ne décrivait pas, à la périphérie de la ville, toutes ces parcelles où étaient séchés et entreposés les bois de flottage qui ravitaillaient l’agglomération. Au nord de la paroisse des Santi Giovanni e Paolo, en allant vers Santa Giustina, dans la Barbaria de le Tole, les marchands de bois étaient depuis longtemps