étaient exclus de la vie publique. Ici, pas de régime des arts; ici, pas non plus de ces séditions, communes dans d’autres milieux urbains, animées par les métiers et leurs oppositions. Le calme social tant vanté de la vie civile vénitienne, réel même pour qui ne se laisse pas prendre aux séductions du mythe politique vénitien, aurait donc, selon certaines hypothèses, en partie au moins résulté de de cette mise en tutelle de la population laborieuse. Mais ici aussi, et il y aurait là une autre originalité, l’artisanat n’aurait contribué que secondairement à la prospérité et il n’est même pas besoin pour l’affirmer de formuler, comme G. Cracco, l’hypothèse de son «sabotage» délibéré par les élites marchandes. L’industrie, est-il généralement répété, n’intervint qu’avec un certain retard, comme «une compensation, une façon de forcer les circonstances hostiles».1 Certes, l’Arsenal, et le quartier organisé autour de lui, représentaient, nul ne le nie, une des plus grosses concentrations industrielles du temps, mais une concentration singulière puisque, sous la stricte surveillance de l’Etat, tous ces hommes travaillaient pour les entreprises maritimes et le commerce au loin. La faiblesse de l’industrie lainière, en des siècles où la richesse de tant de villes reposait sur cette activité, aurait donc constitué le signe le plus évident de cette primauté longtemps indiscutée à Venise du capitalisme marchand.
Que penser de telles interprétations? Pour le moins qu’elles doivent être nuancées. Venise se présente comme une scène et une mise en scène. La rive portuaire est le lieu, disent les délibérations publiques, où la cité se découvre à l’étranger. La place San Marco, répètent ces mêmes textes, est le plus beau spectacle du monde. Quant à l’île du marché du Rialto, elle est le lieu où l’opulence de la marchandise s’exibe. Captivée ou aveuglée par cette image de la ville marchande et par la présence hégémonique des trafics dans l’histoire et la vie vénitiennes, l’attention historique a donc longtemps et exclusivement considéré les dimensions internationales de la richesse, les formes et les objets de l’échange. Des inflexions ont, de manière récente, corrigé cette tendance et d’autres secteurs de la vie économique ont été sortis de l’ombre. Il nous faut alors pénétrer plus profondément dans Venise pour découvrir ces activités moins connues et ces lieux moins centraux où toute une population laborieuse produit.
Etudier l’artisanat conduit en effet à s’éloigner des centres de Venise la belle pour découvrir des quartiers industrieux, des cours et des ruelles parfois misérables, des marges utiles où, à côté des ateliers et des chantiers, hospices et lotissements sociaux vont progressivement se multiplier. L’image de la cité reine des trafics, souveraine de la mer, se voit alors nuancée, infléchie. Des métiers, qui ne produisaient pas que des biens de consommation courante, travaillaient dans les différents quartiers. Et puis, au début du XVIe siècle, l’agglomération était ceinturée par toute une périphérie industrielle.
L’enquête dans le monde du travail vénitien vaut donc la peine d’être ouverte et mes premières remarques concernent les hommes. Mais peutêtre vaudrait-il mieux parler des mondes du travail? Les conditions et les statuts sont en effet multiples. Sans doute le sont-ils d’ailleurs dans la plupart des villes de l’Europe ancienne. Comment comparer les membres des métiers institués, protégés, ayant représentants, bannières, confréries, lieux de réunion et solidarités dans la vie et dans la mort, avec la masse de ces travailleurs non répertoriés, mobiles, mal payés qui fournissait les bras pour les activités dévoreuses de main d’œuvre? La question se pose dans tous les grands centres manufacturiers du temps. Elle conserve sa pertinence à Venise où l’artisanat a fait l’objet d’un encadrement précoce.
Partons de 1173 et du processus d’organisation administrative qui débuta alors. À cette date, sous le dogat de Sebastiano Ziani, une magistrature fut instituée à Venise sur les poids et mesures. Ces officiers, responsables aussi des approvisionnements, reçurent la charge des arts. L’ampleur de leurs attributions fut bientôt telle qu’elle nécessitât la création, en 1261, de deux offices distincts: la Giustizia vecchia conservait la compétence sur les arts; à la Giustizia nuova revinrent le contrôle des approvisionnements, la surveillance des tavernes et du commerce du vin. L’art de la laine passa parallèlement sous l’autorité d’une magistrature spécique, les Provveditori di Comun. Même ainsi résumé à l’extrême, ce cheminement administratif marque bien les réalités de la tutelle administrative. Puis, la Giustizia vecchia lança en 1278 un travail de compilation des textes, destiné à faciliter son exercice. Tous les documents originaux conservés dans les archives de l’office, tous les statuts des arts qui lui étaient soumis furent minutieusement recopiés. Ce registre officiel, continué après 1278, mit donc en forme un ensemble de documents.2
Que nous disent ces archives? Elles nous font découvrir une première singularité, qui ne laisse pas d’accentuer l’originalité de Venise: cette grande cité commerçante ne comptait pas d’art des marchands. Elles nous permettent aussi d’observer qu’entre 1218 et 1330 la Giustizia vecchia enregistra les statuts de cinquante-deux métiers. Elles font donc valoir l’extrême fragmentation de l’activité artisanale, au regard de la situation commune aux grandes cités italiennes du temps.3 Et cette fragmentation perdura. Au début du XVe siècle, le chantier du fameux palais de la Cà d’Oro ne nécessita pas moins de soixante-quatre métiers différents.4 De cette extrême division, il résulta la constitution d’arts, à la taille et à l’importance sensiblement équivalente, et dont aucun ne prit le pas sur les autres. Il s’ensuivit encore une flexibilité du travail qui garantissait la qualité de la production et qui constitua, au temps de leur essor, un atout majeur pour les industries du luxe.
En fait, ces multiples arts vénitiens ne regroupaient ni des «gras», qui ici s’intéressaient à la marchandise, ni des «menus», mais toute une population d’état souvent intermédiaire. En l’absence de données chiffrées sur les prix et salaires, l’analyse socio-économique tourne évidemment vite court. Mais la tutelle de l’Etat avait aussi, peut-on supposer, des contreparties positives qui expliquent la docilité de ce groupe et sa collaboration, avec le temps, plus efficace à la richesse vénitienne. Toutes les études soulignent, en effet, l’absence de tensions fortes entre marchands et producteurs et l’importance des arts dans le tissu social. L’examen de la vie dans les contrade confirme ces réalités et montre les solidarités cristallisées par le métier et la confrérie, même si les relations sociales dépassaient ce seul cadre pour se nouer en des réseaux plus complexes.5 Sous l’autorité des officiers publics, et de leurs chefs qu’ils élisaient, les arts fonctionnaient donc soumis, comme partout, à des obligations et à une réglementation professionnelle prolixe, mais très protégés aussi. Les statuts, en limitant par exemple le nombre des apprentis, veillaient, pour préserver les équilibres internes à la branche, à ce que les unités productives demeurassent de taille modeste. Ou bien, il était concédé aux corporations, pour échapper à la loi des marchands, d’acheter en gros les matières premières indispensables.6 Ou encore, et l’exemple de l’industrie du verre nous servira à illustrer ces efforts réglementaires, une politique attentive s’attachait à protéger, de l’imitation de la concurrence étrangère, les procédés locaux.7
Les conditions des milliers d’hommes, et de femmes, qui formaient les métiers vénitiens, n’étaient pas uniformes, à l’image des corps multiples qui les regroupaient.8 Et les plus pauvres d’entre eux partageaient, à lire les listes de locataires, le quotidien des ouvriers non qualifiés, de ces travailleurs