soie. Venise ou Florence? En outre, la concurrence n’opposait pas que ces deux centres. Il fallait compter avec Gênes ou Milan; et puis, les cités de Terre Ferme réclament bientôt la permission de produire certains tissus. Enfin, en France, l’industrie moderne de la soie commence son essor, bien vite redoutable. Mais, avant que la soie vénitienne ne subisse les effets funestes de tant de rivalités, elle emploie, dans la seconde moitié du XVIe siècle encore, des milliers d’ouvriers.38
On pourrait ainsi continuer à décliner la liste des métiers du luxe, la gamme des produits qui, tous, requéraient une main d’œuvre hautement qualifiée.39 Il suffit de pénétrer dans l’intérieur des riches patriciens pour se convaincre de l’infinie variété de la création vénitienne. Les inventaires après décès dévoilent au regard une richesse, un raffinement de luxe que, par touches, l’iconographie confirme. Bien sûr, venus de tous les horizons, des arrivages venaient également satisfaire la demande de la clientèle. Impossible d’ignorer les flux de l’importation quand les actes, par dizaines, comptent aux murs des palais des «toiles à la flamande» ou «a la moderna», qui supplantent les anciens tableaux à «la grecque» peints sur fond doré, plutôt de bois. Impossible de ne pas voir que la quête des objets précieux conduit loin de Venise lorsque les premières collections se constituent. Mais, ce sont les métiers locaux qui fabriquent courtines, rideaux, couvertures et couvre-lits, brodés d’or, cramoisis ou à la frise d’or, «avec des faucons», «avec des oiseaux et des fruits», «avec les armes du lignage». Mais, ce sont les ateliers vénitiens qui produisent cette débauche de vaisselle et de couverts de métal précieux, les émaux ou les bronzes et, serrés dans les coffres des chambres, les bijoux et les fourrures. Par dizaines, des cuillères et des fourchettes d’argent, blanc ou doré, des couteaux d’argent niellé ou de plus rares fourchettes de cristal blasonnées. Et des tasses d’argent et d’or, des salières, des bassins pour se laver les mains, des bonbonnières d’argent, parfois émaillées, souvent armoriées. Et encore des peignes précieux et des ciseaux d’argent, des aumônières doro, des bourses de soie, de cuir, de velours, des éperons dorés et des boutons de manchette blasonnés, des anneaux, des chaînes, des ceintures d’argent, des fils de perle, des médailles, des bagues, des croix, des boucles de ceinture… Montés ou non, rubis, perles, diamants, émeraudes sont énumérés.
Les ateliers de Venise transforment donc, grâce à leur qualification, tout ce que le centre marchand importe. Les métaux que portent les Allemands ne repartent pas qu’en lingots ou en monnaies pour solder en Orient les comptes du commerce: ils sont transformés, travaillés, martelés, ciselés… Les fourrures, dont le commerce enrichit certains marchands, sont vendues dans les boutiques de Rialto.40 L’ivoire sert aux manches de ces petits couteaux que les notaires décrivent avec d’autres petits objets. Les cuirs permettent, à côté des objets courants, la confection de chaussures ou de gants plus recherchés. Les épices, les drogues, les substances médicamenteuses, les résines et les gommes alimentent les boutiques de pharmacie et de parfumerie. Et, grâce à ces secteurs originaux et dynamiques de l’artisanat, la métropole vénitienne, dès le XVe siècle, manifeste une remarquable aptitude au renouveau de son tissu économique et urbain et à la diversification de ses fonctions.
Enfin, il est une autre preuve de l’aptitude de la cité à accueillir ou à développer l’innovation: Venise devient très vite une des métropoles de l’édition. Si l’on a beaucoup étudié les effets culturels de l’évolution technique et commerciale du livre, on a moins insisté sur les conséquences économiques et sociales du formidable développement de ce nouveau produit.41 L’activité démarre pourtant modestement. C’est en 1469, quinze ans presque après les commencements germaniques, que l’imprimerie arrive dans la lagune, sans doute venue de Rome, grâce à l’entremise de Jean de Spire et de son frère. Venise n’a rien alors d’une capitale culturelle. Ville sans cour ni université, elle «était à la traîne au XVe siècle par rapport à d’autres villes italiennes dans le domaine de la production de manuscrits».42 Dès septembre 1469 toutefois, Jean de Spire avait obtenu le monopole de l’imprimerie pour cinq ans, mais sa mort rapide ouvrit grand la place à de nouveaux concurrents: une dizaine d’ateliers s’installèrent en deux ou trois ans. Le temps d’une expansion rapide et soutenue de l’imprimerie commença même si des crises brèves mais violentes, qui entraînaient un véritable effondrement du marché, secouèrent à intervalles réguliers cette branche industrielle encore fragile. L’histoire de cette croissance a été écrite43 et l’on a souligné l’importance des investisseurs qui favorisèrent le développement des presses et soutinrent les grandes entreprises éditoriales. Dans les années 1480, grâce en particulier à de véritables équipes éditoriales et à la collaboration des écoles, les livres vénitiens ont conquis, dans toute l’Europe, une part fort importante du marché. Les innovations se succédèrent qui augmentèrent la circulation et l’importance économique de ce produit. Des illustrations plus nombreuses et plus soignées, que permettaient les gravures sur bois, agrémentèrent la géométrie d’Euclide ou les livres de médecine. Des éditions bon marché suivirent désormais de quelques mois la parution d’un texte célèbre; cassant les prix, elles atteignaient des tirages considérables. On commença de surcroît à imprimer des partitions de musique ou à utiliser des caractères autres que latins; déjà quelques textes grecs apparaissaient sur le marché. Enfin, vint Alde Manuce qui publia Aristote et inventa le caractère italique.
Assurément, l’Europe lettrée regarde alors vers Venise. Mais, dans la cité, les effets d’une telle croissance industrielle sont notables. Au début du XVIe siècle, la ville compte de cent à deux cents ateliers d’imprimerie. Et c’est le chiffre de 1.125.000 volumes que l’on avance pour estimer la production dans les deux dernières décennies du XVe siècle. Des centaines d’ouvriers travaillaient donc dans ce secteur et les déclarations fiscales font, en 1514, apparaître en pleine lumière, au voisinage de Rialto, le nombre des librairies, et dispersés dans les paroisses, une cohorte de stampadori aux conditions socio-économiques très diverses.
La ville des trafics et «du dernier sein de la mer Adriatique», est donc devenue, au début du XVIe siècle, un centre industriel vivant.44 Et l’innovation, comme la capacité d’adaptation, semblent, en bien des secteurs, fortes. En Méditerranée, la puissance maritime de la République est sans doute ébranlée. Mais, le formidable programme d’extension de l’Arsenale nuovissimo entend la restaurer et tout un processsus, en œuvre des décennies, vise à réorganiser les modes de production et de gestion sur le chantier naval, et à introduire dans les méthodes de construction des innovations techniques. Le métier du verre, traditionnellement, faisait vivre à Murano une large population ouvrière.45 Or, les progrès dans la fabrication et l’inventivité des maîtres de l’art permettent d’assurer, jusqu’à la fin du XVIe siècle, la domination sur le marché européen des ateliers lagunaires. Ou bien, l’imprimerie, en quelques courtes années, s’implante et une activité nouvelle se développe qui vivifie la vie économique et culturelle vénitienne.
Impulsée par l’Etat et ses «décideurs», ou mise en mouvement quotidiennement par les particuliers, la rénovation est donc dans ces décennies à l’ordre du jour. A l’heure où les voies du commerce, malgré le sursaut de la Méditerranée, se réorganisent et où l’hégémonie économique glisse vers d’autres villes et d’autres marchés septentrionaux, si, à Venise, quelques esprits chagrins se lamentent, la puissance, la richesse, recomposées, sont toujours là. Le temps de