Vincent Balnat

L'appellativisation du prénom


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socialement déterminé, tout comme l’usage qui en est fait, marqué à la fois par le porteur, socialisé d’une certaine manière, et par la communauté linguistique de la couche sociale dont il est membre. Ainsi, des caractéristiques particulières pourront venir se greffer sur les noms en question et les affubler d’un ‘masque’ à connotation positive ou négative (physionomie du nom), ce qui à son tour aura bien entendu une incidence sur le choix individuel du nom.2

      Pour ces raisons, nous avons consulté, outre les travaux précurseurs de BACH (1938, 1943, 1952/53) sur la répartition sociale des noms propres3, des études historiques et sociologiques au sens large (englobant l’histoire des mentalités) consacrées aux pratiques d’attribution des prénoms. Étant donné la quantité de travaux portant sur les époques et régions les plus diverses4, nous signalons uniquement quelques titres particulièrement pertinents pour notre objet d’étude. Pour l’allemand, nous retenons

       parmi les ouvrages historiques, celui de NIED Heiligenverehrung und Namengebung (1924) ; ceux, richement documentés, de MITTERAUER, spécialiste autrichien d’histoire sociale, consacrés aux liens multiples et complexes entre attribution des prénoms, religion, modèles familiaux et liens de parenté à plusieurs époques et dans plusieurs cultures : Ahnen und Heilige. Namengebung in der europäischen Geschichte (1993) et Traditionen der Namengebung. Namenkunde als interdisziplinäres Forschungsgebiet (2011) ; l’ouvrage de WOLFFSOHN & BRECHENMACHER Die Deutschen und ihre Vornamen (1999) qui étudie les tendances politiques de groupes sociaux aux XIXe et XXe siècles sur la base des préférences en matière de prénoms ;

       parmi les ouvrages sociologiques, le recueil Name und Gesellschaft. Soziale und historische Aspekte der Namengebung und Namenentwicklung (EICHHOFF, SEIBICKE & WOLFFSOHN 2001) contenant les contributions de MÜLLER (2001), KOHLHEIM (2001) et WOLFFSOHN (2001) sur les liens entre attribution du prénom et changements sociétaux, et l’étude de GERHARDS (2010) sur l’influence des procédés de sécularisation, de la politique et des liens de parenté sur le choix du prénom durant les 100 dernières années. Le site www.beliebte-vornamen.de offre de précieuses données statistiques sur la popularité des prénoms les plus fréquents en Allemagne de 1890 à nos jours, celui de la Gesellschaft für deutsche Sprache (gfds.de/vornamen/beliebteste-vornamen) sur les prénoms populaires en Allemagne depuis 1977.

      Pour le français, nous citons

       parmi les travaux historiques5, ceux de l’historien de la famille BURGUIÈRE (1980, 1984) consacrés aux aspects historiques et sociétaux du choix du nom de baptême dans la France de l’Ancien Régime ; deux ouvrages auxquels a collaboré DUPÂQUIER, spécialiste de l’histoire des populations en France : Le prénom. Mode et histoire (DUPÂQUIER, BIDEAU & DUCREUX 1984) et Le temps des Jules. Les prénoms en France au XIXe siècle (DUPÂQUIER, PÉLISSIER & RÉBAUDO 1986) ;

       parmi les travaux de démographes, ceux de DESPLANQUES (1986) sur les prénoms en France au XXe siècle et son désormais classique La cote des prénoms (BESNARD & DESPLANQUES 1986)6, contenant tous les deux de précieuses statistiques sur la fréquence de certains prénoms7 ;

       parmi les travaux anthropologiques, l’étude fondamentale de LÉVI-STRAUSS La pensée sauvage (1962) qui traite entre autres les fonctions de classification et de signification des anthroponymes et les raisons de leur attribution aux animaux et aux plantes, celles de ZONABEND (1980) sur l’anthroponymie dans le domaine européen, de BROMBERGER (1982), qui plaide pour une analyse anthropologique des noms de personnes, de MÉCHIN (2012), qui étudie le processus de nomination sur la base d’une centaine d’entretiens menés auprès de parents, ainsi que le recueil Nomination et organisation sociale (CHAVE-DARTOEN, LEGUY & MONNERIE 2012), dans lequel les articles théoriques côtoient les études de cas ;

       parmi les travaux sociologiques, ceux de BESNARD (1979), BOZON (1987) et BESNARD & GRANGE (1993) sur la diffusion des goûts en matière de prénomination et celui de COULMONT (2011) qui fait le point sur la recherche des 30 dernières années sur les implications sociales du choix et de l’usage des prénoms.

      1.4. Bilan et perspectives

      Nous insisterons, en guise de bilan, sur trois aspects de la recherche allemande et française dans le domaine de l’appellativisation du prénom en dégageant un certain nombre de points communs et de divergences.

      1 La recherche sur le passage du prénom au nom commun est issue de la tradition historico-philologique telle qu’elle s’est établie en Allemagne et, plus tard, en France. Comme nous l’avons vu, les premiers travaux sur l’emploi nominal d’anthroponymes en Allemagne (LATENDORF 1856, et surtout WACKERNAGEL 1859/60) ont vu le jour deux décennies avant l’apparition timide de remarques sur le phénomène en français (DARMESTETER 1877, LEHMANN 1884). Parmi les études de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, on peut distinguer deux groupes qui diffèrent tant par l’approche que par la place faite aux déonomastiques : 1. les travaux sur le changement sémantique contenant des remarques sur les processus psychologiques à l’œuvre dans le passage du nom propre au nom commun (dont WUNDT 1900, WAAG 1901 pour l’allemand et DARMESTETER 1877/1887, LEHMANN 1884 et NITZSCHE 1898 pour le français) et 2. les travaux plus ou moins épars visant uniquement les déonomastiques et dont l’objectif principal est la classification des données (dont WOSSIDLO 1884, KRUEGER 1891, MEISINGER 1904/1905 pour l’allemand et BAUDISCH 1905/06, KÖLBEL 1907 pour le français). La parution de deux ouvrages consacrés à l’appellativisation du prénom en allemand (MEISINGER 1924, MÜLLER 1929) et en français (DOUTREPONT 1929, PETERSON 1929) témoigne d’un intérêt tout particulier pour la question dans les années 1920.Le tournant structuraliste entraîna une certaine désaffection pour les thèmes de recherche à orientation diachronique et historico-culturelle, ce qui explique la baisse du nombre de publications à partir du milieu du XXe siècle. À l’exception de rares travaux sémantiques (BACH 1943, 1952/53, SORNIG 1975) et phraséologiques (PALOUKOVA 1982/83, GANZER 2008) qui témoignent d’une certaine continuité dans la discontinuité, les déonomastiques issus de noms de personnes ne suscitent plus guère l’intérêt des linguistes, alors que la production de dictionnaires de déonomastiques, souvent l’œuvre de non-spécialistes, est florissante (« florierende Amateurlexikographie » ; BÜCHI 2002 : 249)1. Parmi les auteurs qui se sont intéressés aux déonomastiques de prénoms, certains comme WACKERNAGEL, DARMESTETER, NYROP et MIGLIORINI restent connus jusqu’à nos jours, d’autres comme DOUTREPONT, KÖLBEL, KRUEGER, MÜLLER, MEISINGER et PETERSON sont toujours mentionnés dans les travaux récents (par ex. SCHMITT 2009) ou dans les ouvrages de référence sur l’onomastique (DEBUS 2012, NÜBLING et al. 2012, VAXELAIRE 2005), d’autres enfin sont aujourd’hui tombés dans l’oubli.

      2 Les recherches sur l’allemand et le français accordent une importance inégale à la variation dialectale. Pour l’allemand, le nombre de publications portant explicitement sur les dialectes (LATENDORF 1856, MÜNZ 1870, WOSSIDLO 1884, WEISE 1903, KEIPER & ZINK 1910, KUHLMANN 1916/17, MEISEN 1925, MARTIN 1926) est bien plus élevé que pour le français (SCHULTZ 1894), ce qui s’explique par le recul des dialectes dans l’usage quotidien en France, du moins depuis la Première Guerre mondiale2. L’intérêt pour les déonomastiques issus de prénoms est ainsi directement lié, au moins jusqu’au milieu du XXe siècle pour l’allemand, à l’étude de la langue contemporaine de l’époque considérée. En Allemagne, il a été favorisé par ailleurs par le maintien d’une tradition philologique qui faisait la part belle à la dialectologie et l’onomastique3 :Comme l’orientation de la recherche en linguistique allemande, sous l’influence des néogrammairiens, était, jusque dans les années 1960, essentiellement diachronique et que les futurs enseignants, archivistes et bibliothécaires optaient très souvent pour la combinaison allemand-histoire-géographie, un nombre relativement important d’enseignants et d’archivistes a pu s’intéresser à l’onomastique et constituer ainsi, à côté des rares professeurs d’université, un groupe important et qualifié de collectionneurs et de chercheurs.4Par ailleurs,