Vincent Balnat

L'appellativisation du prénom


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dans les enseignements universitaires durant la première moitié du XXe siècle, de l’autre en raison de difficultés de financement auxquelles les spécialistes non universitaires d’histoire culturelle durent faire face dans le cadre des nombreux projets dictionnairiques qu’ils initièrent5 :Pour les régions du moyen-allemand et de l’allemand supérieur, j’ai pu exploiter le riche matériau disponible dans les dictionnaires dialectaux bien connus. Pour ce qui est du nord de l’Allemagne, les sources se font plus rares. Je n’ai pu exploiter hélas que les premières livraisons du dictionnaire du Schleswig-Holstein de Mensing à paraître et du dictionnaire rhénan de Müller[6]. C’est la raison pour laquelle mon étude sur les noms communs issus de prénoms ne donne qu’une image incomplète du phénomène dans les dialectes de l’ouest et du nord de l’Allemagne.7Pour le français, rares sont les travaux reposant essentiellement sur le dépouillement de dictionnaires dialectaux (PETERSON 1929, CRAMER 1931).Enfin, dans quelques travaux allemands de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, l’intérêt porté aux dialectes est manifestement lié à des considérations idéologiques. Il s’agit pour ces auteurs de ranimer l’‘âme du peuple’ (« Volksseele »), dont certains aspects auraient été pour ainsi dire ‘conservés’ grâce au processus d’appellativisation. Ainsi, pour MEISEN (1925), l’étude des noms communs issus d’anthroponymes est un devoir sacré vis-à-vis de la mère-patrie. L’auteur adopte par moments des accents nationalistes :Car l’objet traité ici est lui aussi important dans le cadre global de la mission civilisationnelle et culturelle puisqu’il s’agit là de caractéristiques profondes du peuple dans lesquelles se révèle son âme, sa manière de penser et de ressentir, son aversion pour l’abstrait, son désir de concret, de ce que l’on peut saisir et concevoir par les sens. Une « mémoire » étonnamment fidèle que la tradition nous a conservée se manifeste à travers les noms dont il sera question ici. […] Toutefois, seul pourra accomplir cette tâche avec profit celui qui ne fait qu’un avec le peuple, qui pense et ressent comme lui, qui, avec son cœur et sa raison, tente de saisir les affections les plus profondes de son âme. L’étranger n’en sera jamais capable ; l’âme populaire lui refuse l’accès à ce qui constitue son essence propre.8

      3 Cet état de la recherche a enfin montré que l’étude des déonomastiques a privilégié des objectifs classificatoires, suivant en cela la longue tradition historico-philologique des études anthroponymiques (cf. BROMBERGER 1982 : 103). Dans un premier temps, les chercheurs-collectionneurs se sont intéressés aux différents types de déonomastiques non modifiés formellement sans traiter systématiquement les prénoms comme une catégorie à part. Les premières tentatives de classification font appel au critère sémantique (WACKERNAGEL 1859/60, WOSSIDLO 1884, NEEDON 1896) ou génétique (KRUEGER 1891, BAUDISCH 1905, KÖLBEL 1907). Viennent s’ajouter au début du XXe siècle des classifications qui reposent sur les deux aspects (REINIUS 1903, NYROP 1913). Pour l’allemand, le critère morphologique ne fait son apparition qu’avec les premières études s’intéressant aux mots complexes (MÜLLER 1929, BACH 1943/1952) ; il est en revanche absent des travaux sur le français. Comme nous l’avons constaté à plusieurs reprises, la distinction entre les catégories est souvent insuffisante, ce qui entraîne des difficultés de classement de certains exemples (WOSSIDLO 1884, BAUDISCH 1905, KÖLBEL 1907, NYROP 1913).

      Il convient par ailleurs de relever deux caractéristiques propres à la plupart des travaux anciens sur l’allemand et le français, liées selon nous à la perspective essentiellement diachronique de l’époque. Il apparaît d’une part que la réflexion au sujet de la délimitation entre nom propre et nom commun est souvent absente, ce qui explique le manque de précision terminologique, notamment au sujet de « Appellativname », terme ‘flou et ambigu qui n’a pas su s’imposer dans la recherche’9. D’autre part, ces études retiennent pour l’essentiel des exemples de déonomastiques provenant d’œuvres de la littérature classique et de dictionnaires, qui ne reflètent que partiellement les spécificités de leur emploi dans l’usage, notamment dans la langue parlée.

      Pour finir, nous noterons que si les noms propres font depuis longtemps l’objet de recherches en linguistique et dans d’autres disciplines, en particulier en logique, histoire, sociologie et anthropologie, le recours à l’approche interdisciplinaire dans la recherche sur les déonomastiques issus de prénoms a été pratiqué jusqu’à présent dans le seul but d’expliquer de manière ponctuelle certaines formations ou types de formations. Le chercheur qui vise à appréhender l’évolution du phénomène devra prendre en considération la dimension interdisciplinaire de manière bien plus systématique.

      2. Le déonomastique de prénom : délimitation de l’objet d’étude

      2.1. Remarques liminaires

      L’objet de ce chapitre est de présenter ce que nous entendons par « déonomastique de prénom ». Une clarification terminologique s’impose doublement : d’un côté, parce qu’il convient de préciser les fondements théoriques de notre étude, de l’autre parce que nous pourrons ainsi mieux délimiter notre champ d’observation pour la suite de l’analyse (chap. 3 et 4).

      Comme le montrent les résultats de nos dépouillements dictionnairiques, les interactions entre prénom et lexique sont nombreuses et diverses. Nous donnerons un aperçu de cette diversité en nous limitant aux items issus de prénoms qui ont pour initiale la lettre A1. Du point de vue morphologique, on relève

       des mots simples : Adam/adam (‘homme’), Adolf/adolf (‘homme au comportement dictatorial et/ou raciste’), agnès (‘jeune fille innocente et ingénue ou qui affecte de l’être’), Alfons/alphonse et arthur (‘proxénète’), Anastasie (‘censure’), arnoul(d) (‘cornard, mari trompé’), Axel/axel (‘figure de patinage artistique’), nana (1. ‘prostituée’, 2. ‘maîtresse, concubine’, 3. ‘jeune fille, femme’), Tünnes (‘pitre, idiot sympathique, homme maladroit’). Le prénom est parfois précédé d’un titre ou d’un nom de parenté, facultatif ([dame/tante] Anastasie) ou obligatoire (prince Albert ‘piercing du gland’).

       des dérivés : Alexandriner/alexandrin (‘vers français de douze pieds’)2, augustin3 (‘religieux qui suit les préceptes de saint Augustin’) ;

       des composés, le prénom étant employé

       comme membre déterminant dans Adamsapfel/pomme d’Adam (autrefois morceau d’Adam), Adamssohn (‘homme’), Adamstochter (1. ‘femme’, 2. ‘lesbienne à l’allure masculine’), Antoniusfeuer/feu de Saint-Antoine, mal Saint-Antoine (‘gangrène consécutive aux intoxications par le seigle ergoté’), Toniwagen (‘véhicule de police’), les ciseaux d’Anastasie (‘censure’) ;

       comme membre déterminé dans Grüßaugust (‘chef de réception dans un hôtel ou un restaurant’), Pflaumenaugust (‘sot, incompétent’).

      D’autres items font partie de locutions

       nominales4, de structure ‘A+N’ : der alte Adam (‘le péché, les faiblesses humaines’), blauer Anton (‘bleu de travail’), flotter Anton (‘courante, diarrhée’), dummer August (1. ‘clown de cirque’, 2. ‘pitre’), grüner August (‘panier à salade, fourgon cellulaire’) ;

       prépositionnelles : (wie) in Abrahams Schoß (‘en toute sécurité, à l’abri’), im Adamskostüm/en costume (habit) d’Adam (‘nu’), seit Adams Zeiten (‘depuis la nuit des temps’). Le prénom peut être accompagné d’un nom de famille (nach Adam Riese5 ‘si j’ai bien compté’).

       verbales : in Abrahams Schoß eingehen (‘rendre son âme à Dieu, mourir’), noch in Abrahams Wurstkessel sein (‘être encore dans le ventre de sa mère’), bei Adam und Eva anfangen/beginnen (‘recommencer du début’),