Vincent Balnat

L'appellativisation du prénom


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ceux qui renvoient à un porteur jouissant d’une certaine notoriété, qu’il s’agisse de personnages historiques (Caesar), littéraires (Don Juan) ou d’inventeurs (Zeppelin5), ainsi que d’individus dont le nom est passé bien involontairement à la postérité (Boykott6). Les noms communs issus de prénoms, qui figurent uniquement dans le premier groupe7, sont classés tout d’abord selon le critère morphologique de la présence ou non d’un élément caractérisant (Johann ‘valet’ vs dummer August ; 1943 : 309), puis selon le critère sémantique dans les catégories des noms de personnes (Louis ‘souteneur’), d’animaux (Tratschkatel ‘pie’ en Styrie ; de Katel, diminutif de Katharina), de plantes, d’objets (Dietrich) et de maladies (flotter Gustav ‘diarrhée’ en Rhénanie). L’emploi suffixal de prénoms dans la formation de mots péjoratifs, tels que Jan et Peter dans Dummerjan et Quasselpeter, est également mentionné (cf. 1943 : 310). BACH (1943 : 520–556, 1953 : 191–225) aborde par ailleurs les aspects socioculturels des noms de personnes en s’intéressant aux principales caractéristiques des noms fréquemment employés dans différentes classes sociales.

      À partir de la deuxième moitié du XXe siècle, quelques travaux à orientation sémantique voient le jour, notamment ceux de BERGER (1950) qui souligne la productivité de l’appellativisation, surtout celle des noms de famille, dans les langues de spécialité et les jargons professionnels, WILLBERG (1965) qui s’intéresse au processus de péjoration affectant certains prénoms tels que Augustus (lat. ‘personnage illustre’) > August (‘clown’), RÖSSLER (1967) qui examine sous une perspective didactique les déonomastiques résultant de l’emploi secondaire de prénoms (Fritz ‘Allemand’), de noms de famille (Makadam), de personnages fictifs (Krösus) et de toponymes (Calvados)8, et SCHEUERMANN (1979) qui consacre un article aux emplois appellatifs du prénom Heinrich et de son diminutif bas-allemand Hinnerk. Pour le français, nous renvoyons plus particulièrement à MAROUZEAU (1950 : 159–180) qui souligne « l’extraordinaire abondance des noms » issus de la « communisation » des noms propres en passant en revue de nombreux exemples regroupés dans les catégories aussi diverses que la mythologie (cerbère ‘agent de police’), la religion (moïse ‘nacelle’), l’histoire (louis ‘pièce de monnaie’), la littérature (sadisme) ou les arts et techniques (eustache)9 et à HÖFLER (1968) qui montre au moyen de la formation fanchonnette (‘sorte de pâtisserie qui sert d’entremets’ ; de Fanchon, diminutif de Françoise) combien il est difficile de retracer le passage du nom de personne au nom commun. GUÉRAUD (1990) cite quant à lui quelques déonomastiques représentatifs du phénomène qu’il rattache à quatre domaines spécifiques :

      1 « personnes à l’origine de noms botaniques » (magnolia ; en hommage au botaniste Pierre Magnol) ;

      2 « personnages de la mythologie et de la littérature » (adonis, mentor) ;

      3 « noms de lieux » (coulommiers) ;

      4 « personnalités diverses » (saxophone ; inventé par Adolphe Sax).

      Citons encore les brèves contributions de TALON (1959), SEKVENT (1966) et COULET DU GARD (1979) pour le français et de ROSENKRANZ (1982) pour l’allemand, plus précisément le dialecte de Thuringe. Suivent quelques travaux contrastifs, notamment ceux de SORNIG (1975) qui étudie les noms propres employés comme noms communs en anglais et en allemand, et de GEORGE (1986) qui se consacre aux noms communs issus de prénoms en anglais et en français10. SORNIG distingue les catégories suivantes11 :

      1 PERSONNES OU GROUPES DE PERSONNES (bob ‘homme’, Liese ‘femme’)

      2 PARTIES DU CORPS (little davy/Kaspar ‘pénis’)

      3 ANIMAUX ET PLANTES (jack-daw ‘choucas’ [orn.], feine Grete ‘fenugrec’ [bot.])

      4 PUISSANCES DÉMONIAQUES ET MALADIES (old-billy ‘diable’, Ziegenpeter)

      5 OBJETS (jenny ‘métier à tisser mécanique’)

      GEORGE (1986) a recours au trait [+/– ANIMÉ] et distingue, parmi les animés, les êtres humains (charlie/jules ‘homme, gars’), les animaux (jackdow ‘choucas’, gaspard ‘rat’) et les plantes (jack-in-the-bush ‘herbe à ail’, reine-claude), parmi les inanimés entre autres les armes (jack-knife ‘couteau pliant’, rosalie ‘baïonnette’), les jeux (blackjack, catin ‘poupée’), les véhicules (jack ‘grue roulante’, marie-salope ‘bateau’) et les vêtements (long johns ‘caleçon long’, charlotte 1. ‘coiffure de femme’, 2. ‘bonnet pour protéger les cheveux’). Ces deux études font apparaître une similarité frappante des catégories sémantiques dans les langues analysées.

      Nous présenterons par la suite quelques travaux plus récents qui traitent moins de la dimension sémantico-culturelle des noms communs issus de prénoms que des aspects morphosyntaxiques et textuels des noms propres en général.

      1.2.1. Travaux à orientation syntaxique

      Suite au tournant pragmatique des années 1970, la recherche en onomastique s’oriente davantage vers l’emploi des noms propres dans les textes et les énoncés1, mettant l’accent sur les caractéristiques syntaxiques et sémantico-référentielles des noms propres dans leurs emplois « modifiés »2 :

      La perspective syntaxique permet de mettre en lumière des constructions du nom propre jusqu’alors ignorées ou considérées comme marginales, qu’on regroupe sous l’appellation de « noms propres modifiés » […]. C’est d’ailleurs autour de ces noms propres modifiés, dans des perspectives tant sémantiques que référentielles et syntaxiques, que se sont concentrées nombre des recherches en linguistique du nom propre, au point de parfois prendre le pas sur l’étude de ses emplois référentiels ou syntaxiquement prototypiques. (LEROY 2001 : 86 sq.)

      Un nom propre est dit « modifié » quand, pour reprendre les mots de KLEIBER (1981 : 332), il « se présente accompagné de déterminants qui lui font perdre le caractère « unique » ou « singulier » fréquemment assimilé à la marque spécifique qui l’oppose aux noms communs ». Parmi les types de modification, on rencontre l’emploi métaphorique du nom propre, que FLAUX (2000), SIBLOT & LEROY (2000) et VAXELAIRE (2005 : 269 sqq.) nomment, conformément à la tradition rhétorique esquissée en introduction, « antonomase »3 :

      1 Ein echter Mozart liebt nicht die Trompetenmusik (KALVERKÄMPER 1978 : 330)

      2 Alfred Biolek, der Reich-Ranicki der Küche (THURMAIR 2002a : 1)

      3 Paul est un vrai Napoléon (KLEIBER 1981 : 410)

      4 Des Raphaël et des Cézanne, il n’y en a plus guère (LEROY 2004 : 71)4

      Selon JONASSON (1994 : 219), les noms propres en emploi métaphorique signalent « d’abord un rôle, ensuite éventuellement une valeur (un référent) ». Ce rôle est défini par « les propriétés caractéristiques, ou le rôle social, d’un porteur connu dans la communauté linguistique » (ibid.). Comme le montrent les exemples précédents, ces travaux s’intéressent prioritairement aux métaphores peu ou pas lexicalisées (« antonomases discursives » ; DANJOU-FLAUX 1991 : 40), les « antonomases lexicalisées » comme Krösus/crésus et Mäzen/mécène n’étant souvent considérées comme métaphores que dans une perspective diachronique5. KALVERKÄMPER (1978 : 349) parle dans ce cas d’« Exmetaphern »6 ayant atteint un degré de lexicalisation tel qu’elles ne sont plus perçues comme métaphores. Le fait que les travaux sur l’emploi textuel des noms propres délaissent ce type de métaphores s’explique par la fixité et la stabilité de leur signification, qui se prêtent peu à l’analyse du sens en (con)texte.

      Ces travaux, lorsqu’ils abordent les métaphores