Vincent Balnat

L'appellativisation du prénom


Скачать книгу

témoignent de la créativité lexicale dans le domaine de la phraséologie.

      La phraséologie (dé)onymique en français a été relativement peu étudiée jusqu’à présent. PALOUKOVA (1982/83 : 35 sq.) s’intéresse aux « locutions phraséologiques onomastiques » qu’elle définit comme l’« expression succincte d’un énoncé se référant à une situation (réelle ou imaginaire) dont elle devient le signe linguistique simple ». Elle fait le point tout d’abord sur les procédés de formation sémantiques7 :

       la métaphore (faire son joseph ‘faire le pudibond, affecter la vertu’8) ;

       la métonymie (couleur isabelle ‘jaune pâle’9) ;

       l’euphémisme (faire jean ‘tromper [son mari]’) ;

      stylistiques :

       la périphrase (la perfide Albion ‘l’Angleterre’) ;

       le calembour (aller à Dormillon ‘dormir’) ;

       l’antiphrase (secret de Polichinelle) ;

       l’antithèse (servir Dieu et Mammon) ;

      et phonétiques :

       le rythme (Il faut vivre à Rome comme à Rome10) ;

       la rime (rester Gros-Jean comme devant).

      avant d’examiner ce qu’elle nomme les « sources de formation », à savoir le domaine auquel renvoie le phrasème : l’histoire (au temps que la reine Berthe filait), la Bible (pleurer comme une Madeleine), la mythologie (la toile de Pénélope), la littérature (fier comme Artaban), les mœurs et croyances populaires (faire sa joséphine). Elle termine par un classement des phrasèmes selon leur provenance linguistique en distinguant ceux d’origine française de ceux incluant un nom d’origine étrangère (gr. riche comme Crésus, lat. Toi aussi, Brutus !, arabe Sésame, ouvre-toi !). BERNET (1989 : 520), dans sa « typologie rapidement esquissée » des emplois du nom propre (y compris dans les phrasèmes), retient le seul critère morphologique. Ainsi, les phrasèmes ne figurent que sous les « emplois sans changements morphologiques », tout comme les « noms communs obtenus par ‘dérivation impropre’ » (un geyser, un guignol). Dans leur classification des proverbes et locutions à composante onymique, ALBA REINA & MORA MILLAN (1995) font appel au critère de la fonction référentielle et distinguent les noms propres « authentiques », qui renvoient à un référent individuel (Il faut rendre à César ce qui appartient à César), les « pseudoauthentiques », pour lesquels il ne semble pas y avoir de référent existant (faire le gilles, faire le jacques), et les « lexicaux », dénués de tout référent réel et contenant plusieurs éléments signifiants (jean-bête, marie-couche-toi-là). Dans le cas des noms propres authentiques et pseudoauthentiques, elles parlent d’un « processus de communisation », lié à la perte référentielle du nom propre, dans celui des noms propres lexicaux, d’un « processus de proprisation » (1995 : 273 sq.), la compréhension étant assurée dans ce cas-là par les éléments non propriaux.

      Enfin, l’emploi phrasémique des noms propres est traité également dans le cadre d’études contrastives. Pour l’allemand et l’anglais, on retiendra, outre REINIUS (1903), les travaux de STRAUBINGER (1961) et de NASAROV (1978). Ce dernier note, à l’instar de KUDINA & STARKE (1978), que l’emploi phrasémique de noms de personnes provoque la perte de leur fonction primaire de référence immédiate à un individu (cf. NASAROV 1978 : 34), la dimension métaphorique des phrasèmes à structure comparative tels que wie in Abrahams Schoß sitzen étant dès lors incompatible avec le caractère onymique que leur reconnaît FLEISCHER (1976 ; cf. p. 49). Pour le français et l’anglais, nous renvoyons à VAN HOOF11 (1998) qui étudie l’emploi des prénoms « dans la langue imagée ». L’auteur s’intéresse d’abord à la « nature des prénoms », distinguant les prénoms bibliques (le benjamin/the benjamin), mythologiques (le talon d’achille/the heel of Achilles), usuels (faire son joseph/to play joseph), étrangers (allons-y, Alonzo !, to be on the fritz ‘être en panne, mal fonctionner’) ainsi que les « prénoms fictifs » (faire cléopâtre ‘faire une fellation’, d’après faire une clé au pâtre ; Amy-John ‘lesbienne’, d’après amazon) dont « l’emploi est suggéré par une quelconque attraction paronymique, analogie de sens ou de son, [ces prénoms étant] obtenus par une déformation délibérée ou inconsciente » (1998 : 3). Son approche est essentiellement traductionnelle, en témoignent les indications relatives à l’équivalence, totale (baiser de judas/Judas kiss), partielle (ne connaître ni d’Eve ni d’Adam/not to know from Adam) ou absente (pleurer comme une Madeleine/to cry one’s eyes out). VAN HOOF (1998 : 4 sqq.) traite ensuite les aspects formels, distinguant les prénoms en emploi autonome, les membres de composés et les composantes de phrasèmes. Il termine par une présentation des principales fonctions des prénoms en emploi phrasémique (cf. 1998 : 8 sqq.), à savoir la personnification (Charles le chauve/little davy ‘pénis’), la caractérisation (jean/silly Billy ‘sot’), la formation de doublets populaires pour des termes savants (jean doré12/john dory pour plusieurs sortes de poissons) et la fonction dite « explétive » (à la tienne, Étienne !, as happy as Larry). Le glossaire en annexe (1998 : 273–311) est constitué d’une liste de prénoms en emploi figuré pour chaque langue. Les entrées renseignent sur la date d’apparition et la période d’emploi approximatives et contiennent les définitions dans les deux langues. Signalons également l’ouvrage de BALLARD (2001) qui, dans un chapitre consacré aux changements de catégorie (cf. 186–201), distingue ce qu’il nomme la « métonymie anthroponymique » (jules ‘pot de chambre’, Black Maria ‘panier à salade’), la « symbolique onomastique » (l’oncle Sam/Uncle Sam), l’« intégration dans une expression idiomatique » (pauvre comme Job, not on your Nelly ‘jamais de la vie’) et le « détournement fonctionnel » (Jesus Christ !).

      Pour la paire allemand-français, les études linguistiques sur le sujet sont rares. Une exception notable est le travail de GANZER qui discute certains aspects des déonomastiques de manière contrastive (2008 : 219 sqq., 425 sqq.). Les autres travaux contrastifs sur les deux langues abordent cette question essentiellement dans une perspective « pratique », didactique ou traductionnelle. Ainsi, l’étude didactique de HUBER (1981) présente aux enseignants et aux apprenants du français certains aspects de l’appellativisation des noms de personnes en français et en allemand13. L’approche traductionnelle prévaut dans les travaux de GRASS sur les noms propres (2000, 2002 : 33 sq., 147) et leurs dérivés (2008) ainsi que chez SCHMITT (2009), qui étudie les possibilités de transposition en français des constructions allemandes en ‘nom ou verbe +prénom ou nom de famille’ (Filmfritze, Drückeberger). D’autres études contrastives sur les phrasèmes à composante onymique, plus marginales, sont celles de ZARĘBA (1993) sur le français et le polonais, de FÖLDES (1996 : 137 sqq.), essentiellement sur l’allemand et le hongrois, et de MIGLA (2010) sur l’allemand, le russe et le letton.

      1.3. Tour d’horizon des approches autres que linguistiques

      Le nom propre en général et le prénom en particulier ne constituent pas la chasse gardée des linguistes. C’est ce que souligne d’emblée l’une des spécialistes du nom propre en français dans sa préface à un recueil d’études sur la question :

      De tous les objets de langage, les noms propres sont à coup sûr ceux qui ont inspiré le plus d’intérêt dans des domaines variés à l’extérieur de la linguistique : philosophie, logique, anthropologie, onomastique, sémiotique, psychanalyse, … ont pris pour objet le nom propre. (GARY-PRIEUR 1991b : 4)

      L’ancrage interdisciplinaire, primordial pour retracer l’évolution des noms propres1, s’impose