Vincent Balnat

L'appellativisation du prénom


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que persiste le lien mémoriel avec le référent initial. Pour qu’un Np [nom propre ; VB] fonctionne comme un Npa [nom propre en antonomase ; VB] il faut, mais il ne suffit pas, que le porteur initial jouisse d’une certaine notoriété [p. 123]. […] les patronymes ont plus de chance, en général, de convoquer des connaissances partagées par un grand nombre de sujets parlants que les prénoms, sauf cas particuliers [p. 140].

      D’autre part, la plupart des travaux sur l’emploi métaphorique des noms propres reposent sur l’analyse du lien entre le nom propre et le référent initial auquel il est associé : c’est le cas de LEROY (2001 : 222, n. 22) qui, dans sa thèse consacrée à l’antonomase du nom propre en français, exclut de l’analyse les « prénoms formant type (jacques et jeanjean) », choix résultant d’une définition étroite du terme « antonomase » qui pose la présence d’un « référent (personne, lieu …) qui bénéficie d’une certaine notoriété » (2001 : 361)7.

      1.2.2. Travaux à orientation morphologique

      Les travaux à orientation morphologique n’accordent qu’une place marginale aux déonomastiques issus de prénoms. Pendant longtemps, l’emploi de noms propres comme noms communs n’a guère suscité l’intérêt des spécialistes de la formation des mots, qui s’intéressent en priorité aux procédés de formation des lexèmes complexes. Ainsi, pour NYROP (1908/1913), la conversion ne relève pas à proprement parler de la formation des mots : « Comme la dérivation impropre ne change pas la forme des mots et qu’elle repose exclusivement sur la nouvelle fonction attribuée à un mot déjà existant, elle ressort peut-être plutôt de la sémantique » (NYROP 1908 : 314). HENZEN (1965) prend très clairement position contre l’étude des noms propres employés comme noms communs dans le cadre de la formation des mots, exhortant les linguistes à ‘tracer une frontière entre formation des mots et sémantique, faute de quoi tous les mots ayant déjà subi un changement sémantique – et quels seraient ceux qui n’en auraient pas subi ! – devraient ressortir à la formation des mots, y compris Esel en tant qu’insulte’1. ERBEN (1975 : 27), pour qui la formation des mots n’entre en compte que s’il y a changement de classe de mots (Röntgen > röntg-en, Morse > mors(e)-en), partage cet avis. THIELE (1987) considère pour sa part que les « unités lexicales monomorphématiques (/table/, /poisson/, etc.) ne sont pas […] à traiter dans la formation des mots » (1987 : 9), les noms de personnes figurant uniquement dans les parties consacrées à la composition (colonne Morris, prix Nobel ; 1987 : 96) et à la dérivation adjectivale en –esque (dantesque), –ien (baudelairien) et –iste (gaulliste ; 1987 : 116). HARWEG (1997 : 68 sqq.) avance lui aussi le fait que les noms communs ‘dépropriaux’ (« depropriale Gemeinnamen » ; 1997 : 49) ne sont pas – ou pas exclusivement – constitués de mots ou morphèmes déjà existants vu que l’élément onomastique n’est analysable comme mot ou morphème qu’au moment de son passage au nom commun. Il s’efforce néanmoins de clarifier le statut lexical des déonomastiques en en faisant un type de créations lexicales à part, qu’il qualifie de ‘secondaires’ (« sekundäre Urschöpfungen » ; 1997 : 70) car davantage soumises au code linguistique que les créations issues du ‘néant ou du presque-néant’ (« aus dem Nichts oder dem Beinahe-Nichts »), dites ‘primaires’ (« primäre Urschöpfungen » ; ibid.). Dans leur ouvrage intitulé Wortbildungslehre des modernen Französisch, HAENSCH & LALLEMAND-RIETKÖTTER (1972) font figure d’exception dans la mesure où ils traitent l’ensemble des procédés d’enrichissement lexical, y compris les phénomènes de glissement sémantique et le passage du nom propre au nom commun (cf. 1972 : 97–100), distinguant dès lors trois catégories de déonomastiques : 1. les noms sans modification morphologique (amphitryon), 2. ceux formés par dérivation (micheline ‘voiture automotrice sur rails’2) et 3. ceux à ‘fonction adjectivale’ (« der Eigenname erhält adjektivische Funktion » ; 1972 : 99), formés par composition (cocktail Molotov3).

      Le statut lexical des prénoms dans des constructions telles que Heulsuse et Prahlhans fait l’objet de discussions parmi les morphologues de l’allemand : à l’instar de BACH (1943 : 130) mentionné plus haut, ERBEN (1975 : 90) les analyse comme des éléments à fonction suffixale et range les mots complexes parmi les dérivés nominaux. FLEISCHER (1969 : 100 sq.), tout en considérant ces formations comme un type à part de composés déterminatifs (« Sonderformen von Determinativkomposita »), octroie le statut d’affixe au prénom. En raison de l’emploi autonome (Suse ‘femme maladroite et de faible caractère’) et de la commutabilité fréquente de certains prénoms (Heulfritze, Heulpeter ; Heulsuse, Heulliese), FLEISCHER & BARZ (2012) retiennent une analyse différente, considérant que ces formations relèvent de la ‘composition déonymique’ (« deonymische Komposition » ; 2012 : 179, 184). C’est également l’approche de DEBUS (2009) qui distingue les déonomastiques issus de noms simples (Krösus, Trine ‘femme maladroite’), des dérivés (Metze, Rüpel) et composés (Hansnarr, Heulsuse ; cf. aussi DEBUS 2012 : 49 sqq.). D’autres études sont consacrées exclusivement à ce type de formation : ANDRJUSCHICHINA (1993 [1967]) donne un aperçu des caractéristiques morphologiques et sémantiques de ce ‘modèle de formation productif de l’allemand contemporain’ (« ein produktives Wortbildungsmodell der deutschen Gegenwartssprache »), BERGMANN (1993 [1971]) dégage les conditions syntaxico-sémantiques qu’un verbe doit remplir pour entrer en composition avec un prénom, WELLMANN (1975 : 364, 391) distingue les composés à déterminant verbal (Meckerfritze, Nörgelpeter) qui, contrairement aux dérivés correspondants (Nörgler, Meckerer), ont une connotation affective, des composés à déterminant nominal (Möbel-, Schuh-, Zigarrenfritze dans le sens ‘vendeur, marchand de X’ ; modèle particulièrement productif). La catégorie des suffixoïdes, contestée par certains spécialistes4, a aussi été convoquée pour l’analyse de ce type de formations : si SÁNCHEZ HERNÁNDEZ (2009 : 74) ne reconnaît pas de statut suffixoïdal au nom propre, affirmant que dans ces formations celui-ci ne diffère en rien de son emploi nominal autonome, ce n’est pas le cas de LEUSCHNER & WANTE (2009 : 71) qui, dans leur article Personale Suffixoide5 im Deutschen und Niederländischen, font remarquer que la signification de déonomastiques employés de manière autonome tels que Suse (‘femme maladroite et de peu de caractère’) est plus restreinte que celle des mêmes prénoms employés dans des composés comme Heulsuse (Suse dans le sens de ‘femme’). D’après les auteurs, cet élargissement sémantique justifie pleinement l’analyse comme suffixoïde. Cet avis est partagé par SCHMITT (2009 : 17 sq.) qui parle indistinctement de constituants s’apparentant aux affixes ou aux affixoïdes (« affix(oid)nahe Konstituenten »).

      La déonomastique traditionnelle étudie essentiellement la dérivation de noms propres et ses résultats et s’intéresse peu au cas des prénoms. SUGAREWA (1974 : 202) note qu’en allemand, les prénoms ne se prêtent pas bien à la dérivation adjectivale, des constructions comme Anne – *die Annesche Idee et Emil – *die Emilschen Briefe étant tout à fait inhabituelles (cf. FLEISCHER 1989 : 258). C’est également l’impression qui prévaut dans les études sur la dérivation nominale : ni BAESKOW (2002) qui étudie les dérivés désignant des personnes en allemand et en anglais, ni GRASS (2008) qui traite de la traduction en français des dérivés allemands formés à partir de noms propres, ni WENGELER (2000, 2010) dans ses études des dérivés formés à partir des noms de personnages publics ne s’intéressent de près aux prénoms. Même constat pour les travaux sur le français : ainsi, la liste de gentilés et de noms de personnes formés par dérivation en français contemporain (PLATTNER 1889) ne renferme que de rares noms communs issus de prénoms, et les études sur les dérivés de noms propres de CHANTAL (1961), GIER (1985) et SCHWEICKARD (1992)6 se limitent à quelques dénominations historiques désignant des partisans de personnalités (ludovicien ‘partisan du prince Louis Bonaparte’, victorien ‘partisan du prince Victor Bonaparte’). On comprendra mieux que la productivité de la dérivation déonymique soit restreinte dans le domaine des prénoms si l’on