Vincent Balnat

L'appellativisation du prénom


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d’objets, plus rare (blauer Heinrich ‘soupe à la farine’, sanfter Heinrich ‘liqueur de menthe’), 3. l’emploi comme élément de comparaison dans des locutions proverbiales (frech wie Oskar, Hier geht es zu wie bei Matzens Hochzeit), dont l’origine est, selon l’auteur, souvent difficile à retracer.

      Josef REINIUS (1871–1937) a rédigé en anglais une thèse volumineuse pour l’époque (1903 ; 296 pages) consacrée aux mots et expressions issus de noms propres en anglais et en allemand35, poursuivant ainsi l’approche contrastive de KRUEGER (1891). L’auteur distingue les noms historiques et littéraires (« historical and literary names »), qui renvoient à un individu ou à un personnage identifiable (croesus ‘homme très riche’, Methusalem ‘vieillard’)36, des noms courants ou formant type37 (« current or class-names »), pour lesquels ce n’est pas le cas (jack ‘homme’, Hans ‘sot’ ; 1903 : 12)38. Ces deux groupes ont des caractéristiques sémantiques distinctes :

      Les noms formant type dénotent des êtres humains de manière générale ou des personnes d’une certaine classe, profession, origine, puis des personnes présentant des caractéristiques associées à cette classe, profession, etc., la dénotation étant rarement avantageuse pour les personnes concernées. Une connotation dépréciative, dans le meilleur des cas humoristique, s’attache également aux significations neutres citées plus haut, alors que les noms historiques et littéraires sont souvent élogieux. Une autre différence entre ces groupes réside bien entendu dans le fait que les noms historiques et littéraires, étant donné leurs associations plus précises, ont souvent un contenu plus particulier, un sens plus spécial[39]. Un adjectif qualificatif ou un élément de composition peut servir à renforcer ou à spécifier le sens dépréciatif d’un nom formant type dans le but de dénoter, pour ce qui est des qualités extérieures, un comportement maladroit, une démarche lourde, la saleté, etc., puis des qualités intérieures comme la stupidité, la paresse, la couardise, l’arrogance, la malhonnêteté, la lubricité, la mauvaise humeur, la volubilité, l’avarice, etc. Ces qualités étant exprimées par l’élément qualifiant, les noms propres jouent le rôle de préfixes ou suffixes dépréciatifs désignant des personnes.40

      REINIUS (1903 : 124 sqq.) propose ensuite une classification sémantique des noms anglais et allemands formant type : les prénoms masculins sont employés pour désigner des hommes en général (jack, Heinz) ou ceux jouissant d’une bonne réputation (dandy, de Andrew ; großer Hans ‘homme riche et respecté’). D’autres renvoient 1. aux relations humaines au sens large (bob ‘ami’, Giftmichel ‘supérieur’ dans le jargon militaire41), 2. aux professions (jockey/Jockey) ou à la classe sociale (jack/Hans Mist ‘paysan’), 3. à l’origine (paddy/Paddy ‘Irlandais’) ou à la confession (Mauschel ‘Juif’) et 4. à certaines particularités physiques (jack-nasty-face/Dreckmichel ‘homme sale’) et traits de caractère (lazy-lawrence/fauler Peter ‘homme paresseux’). Les déonomastiques issus de prénoms de femmes, plus rares selon l’auteur (1903 : 134), sont classés de manière similaire : ils désignent des femmes au sens général (madge, Grete) ou dans celui de ‘compagne, copine’ (dolly, Käthe), renvoient à la classe sociale (molly/Grete ‘paysanne’) et à des particularités d’ordre physique (amy florence/Schlabberliese ‘souillon’) ou mental (gilly/dumme Trine ‘idiote’ ; 1903 : 130 sqq.). Les prénoms, qu’ils soient masculins ou féminins, sont rarement employés pour désigner l’autre sexe. C’est le cas entre autres de johnny (‘chérie’), rechter Hannes (‘femme à l’allure masculine’, diminutif de Johann) et mary-ann/Trine (‘homme efféminé’, ‘homosexuel’). Dans un chapitre « digression », consacré aux mots et expressions désignant des animaux, des plantes et des objets, REINIUS (1903 : 143 sqq.) recourt de nouveau à sa distinction entre noms historiques (Lampe ‘lapin’, Hinz ‘chat’ ; d’après les personnages du récit Reinke de vos) et noms formant type (gill/Nickel42 ‘cheval’)43. Des indications sur l’origine et l’emploi des mots et expressions ainsi que de nombreux exemples tirés d’œuvres littéraires sont donnés dans de longues listes d’items, obtenues par le dépouillement de dictionnaires généraux44 et dialectaux45 ainsi que d’ouvrages consacrés au slang et à divers sociolectes46.

      Othmar MEISINGER (1872–1950), enseignant au lycée de Lörrach et spécialiste du badois, publie en 1904 et 1905 deux listes de déonomastiques sous le titre Die Appellativnamen in den hochdeutschen Mundarten, la première rassemblant des formations issues de noms masculins, la seconde de noms féminins. Le but de l’auteur est de poursuivre le travail de WACKERNAGEL (1859/60) en exploitant la littérature dialectale, en plein essor (« mächtige Dialektlitteratur » ; 1904 : 4), ainsi que les premiers volumes de l’imposant Schweizerisches Idiotikon47. En 1910, il publie un supplément contenant, entre autres, des mots et expressions argotiques utilisés par les soldats et les escrocs48.

      Dans la première partie de son article Über Eigennamen als Gattungsnamen im Französischen und Verwandtes (1905), Julius BAUDISCH (1859-?), enseignant à Vienne, propose une classification des déonomastiques qui, comme celle de KRUEGER (1891), repose sur le domaine initialement associé au porteur du nom. Les prénoms constituent une catégorie à part (agnès ‘jeune fille innocente ou ingénue’), à côté des noms de famille (bottin49), des noms bibliques (adam ‘pécheur’), des noms renvoyant à l’Antiquité classique et à la mythologie (apollon ‘homme d’une grande beauté’) et des noms de villes, de pays, de peuples, etc. (havane ‘cigare’, écossais ‘tissu écossais’). La seconde partie (1906) contient d’autres formations déonomastiques et quelques dérivés de mots recensés dans la première liste (« zu Adam. adamique ‘rein, unschuldig’ »). Des noms d’armes (Durandal, l’épée de Roland) ainsi que des dérivés, aujourd’hui inusités, formés à partir de noms de mois (maïalisme ‘refroidissement qui survient souvent au mois de mai’) et de jours de la semaine (lundiste ‘celui ou celle qui, tous les lundis, publie un article dans le journal quotidien’) sont rassemblés sous la catégorie « Vereinzeltes ». Sa classification est problématique à plus d’un titre : non seulement les formations comme Joseph et Rébecca sont rangées uniquement parmi les expressions renvoyant à la Bible, et non sous la catégorie des prénoms comme on aurait pu aussi s’y attendre, mais ces listes renferment également une quantité non négligeable de dérivés non-nominaux : adjectivaux (carthaginois ‘perfide’, louis-quatorzien ‘majestueux’), verbaux (se césariser ‘imiter les Césars, prendre des allures despotiques’, méduser50), voire propriaux (Sorbonne51).

      Dans son ouvrage Das Rotwelsch des deutschen Gauners (1905), Ludwig GÜNTHER (1859–1943), professeur à l’Université de Gießen, souligne la grande productivité de l’appellativisation des noms de personnes dans l’argot des malfaiteurs. L’auteur explique ce phénomène par le désir du peuple de s’exprimer au moyen de mots renvoyant à la réalité concrète (cf. 1905 : 79 sq.). Il cite de nombreuses formations issues de prénoms courants désignant des types de malfaiteurs (Achelpeter ‘compagnon trop vieux pour voler et qui se contente de manger’ [rotwelsch acheln]), des professions (Stechhans ‘tailleur’), en particulier celles représentant un danger (Lattenseppel ‘policier, gendarme’, de Latte ‘fusil’), ainsi que des objets (Blankmichel ‘épée du bourreau’ ; 1905 : 81–85). Les noms historiques (« historische Namen ») sont moins fréquents (Rebbemausche ‘pince-monseigneur’, déformation ironique du nom de Rabbi Moses, premier législateur du peuple d’Israël ; 1905 : 86).

      Dans son ouvrage Die französische und provenzalische Sprache und ihre Mundarten (1906), Hermann SUCHIER (1848–1914), professeur de romanistique à l’Université de Halle, considère le passage des noms propres à l’état de noms communs comme une source d’enrichissement du vocabulaire (cf. 1906 : 833). Il estime