Vincent Balnat

L'appellativisation du prénom


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qui ne satisfont pas à la totalité de ces critères et d’autres items qui, bien qu’en lien avec le phénomène, n’entrent pas dans le cadre de notre étude.

      Au début de la troisième partie, consacrée aux aspects sémantiques des déonomastiques, nous ferons le point sur quelques difficultés épistémologiques propres à ce genre d’études. Nous nous concentrerons ensuite sur les items prototypiques en dégageant les principaux facteurs linguistiques et extralinguistiques qui ont pu provoquer ou favoriser l’émergence d’une signification lexicale. Nous présenterons enfin une classification sémantique des items, y compris de ceux qui sont moins prototypiques. Cette classification, qui repose largement sur les catégories retenues dans les études antérieures, met l’accent sur les catégories intermédiaires susceptibles d’éclairer certaines régularités ou trames sémantiques. Elle fait par ailleurs apparaître la forte polysémie des déonomastiques de prénoms et la tendance à la péjoration, particulièrement marquée dans le domaine des désignations de personnes.

      La quatrième partie présentera nos refléxions sur l’évolution, passée et présente, de l’appellativisation du prénom dans les deux langues.

      1. État de la recherche

      Le présent état de la recherche retrace l’émergence et l’évolution des travaux sur l’appellativisation des prénoms en allemand et en français en les intégrant dans le contexte de la constitution de la linguistique moderne. Cette mise en perspective fait ressortir l’importance centrale de la dichotomie continuité/discontinuité1 dans ce domaine, raison pour laquelle elle servira de fil conducteur à notre présentation. La première partie met l’accent sur la continuité : après avoir retracé les débuts de la recherche onomastique en Allemagne et en France, nous présenterons les premiers travaux consacrés à l’appellativisation des noms propres et aux déonomastiques qui en résultent jusque dans les années 1930. La présentation chronologique2 et les indications des dates de naissance et de mort et de l’activité professionnelle des auteurs permettent de situer les travaux sur l’« axe de la continuité » et d’en faire apparaître l’ancrage dans la tradition philologique des deux aires considérées. Dans la deuxième partie, nous nous intéressons aux raisons de la raréfaction des travaux à partir des années 1940. Il s’agira, par la présentation de quelques études syntaxiques, morphologiques et phraséologiques sur le nom propre, de dégager les nouveaux intérêts de la recherche dans ce domaine afin de mieux apprécier la place dévolue à l’emploi appellatif du prénom. La troisième partie présente quelques études qui sont consacrées aux aspects historiques, sociologiques et anthropologiques du choix et de l’emploi du prénom et contribueront à enrichir la réflexion sur le phénomène. En conclusion, nous dégagerons certaines similarités et divergences des travaux consacrés à l’appellativisation des (pré)noms dans la recherche allemande et française. Cet état de la recherche ne prétend nullement à l’exhaustivité.

      1.1. La recherche sur les déonomastiques jusqu’aux années 1930

      1.1.1. L’émergence de l’onomastique en Allemagne et en France : des débuts décalés

      Pour saisir les conditions de l’émergence de la recherche sur l’appellativisation des prénoms en Allemagne et en France, il convient de les envisager dans le cadre du processus de constitution de la recherche onomastique moderne, et dans celui, plus général encore, de la tradition philologique dans les deux pays.

      Dans les pays de langue allemande, et plus particulièrement en Prusse, la philologie s’institutionnalise et se professionnalise dès la fin du XVIIIe siècle. À partir des années 1820–30, elle s’ouvre à l’étude des langues et littératures modernes (cf. HÜLTENSCHMIDT 2000 : 80, 92), et c’est à cette époque également qu’une science onomastique voit le jour. Si Tileman Dothias WIARDA (1746–1826), dans son ouvrage à fort ancrage historique Ueber deutsche Vornamen und Geschlechtsnamen, s’était intéressé dès 1800 à l’étymologie et à la formation des noms des Germains (1800 : 40–59), c’est Jacob GRIMM (1785–1863) qui posera les jalons de l’étude diachronique des noms de personnes dans un chapitre de sa Deutsche Grammatik consacré à la déclinaison des noms propres (« Anhang über die Declination der Eigennamen » ; 1819 : 266–278)1. GRIMM en souligne l’importance pour l’histoire de la langue (« Eigennamen sind für die Geschichte der Sprache von hohem Werth » ; 1819 : 266) et appelle de ses vœux, dans la préface à la troisième édition de sa grammaire (1840), la constitution d’un recueil rassemblant tous les anthroponymes et toponymes du vieux-haut-allemand :

      Si je puis, à cette occasion, exprimer un vœu qui me tient beaucoup à cœur, c’est qu’un chercheur énergique parvienne bientôt à collecter la quantité innombrable de noms propres du vieux-haut-allemand, tant ceux de lieux que de personnes […], et à la présenter de manière mûrement réfléchie sous la forme d’un recueil ; l’élaboration de ce livre, qui représentera nécessairement un gain considérable pour notre langue et notre histoire, exige toutefois une assiduité hors du commun : le réservoir de ces noms est presque inépuisable.2

      Sur son incitation, l’Académie de Berlin lança en 1846 un appel visant à la constitution d’un recueil complet des noms germaniques antérieurs à l’an 1100 (cf. SONDEREGGER 1984 : 256 sqq., HAUBRICHS 1995 : 63). Le bibliothécaire Ernst Wilhelm FÖRSTEMANN (1822–1906) s’attela à cette tâche et publia en 1856 le premier volume de son Altdeutsches Namenbuch consacré aux noms de personnes3. Outre cet ouvrage de référence dans la recherche en anthroponymie à cette époque, citons également celui d’August Friedrich POTT (1802–1887) intitulé Die Personennamen (1853), consacré en particulier aux noms de famille4, et ceux, plus modestes, de Heinrich Friedrich Otto ABEL (1824–1854) sur l’évolution des noms germaniques et des noms de baptême (ABEL 1853) et d’August Friedrich Christian VILMAR (1800–1868) sur l’apparition et la signification des noms de famille allemands (VILMAR 1855).

      En France, il faudra attendre le dernier tiers du XIXe siècle pour voir, sous l’influence du modèle de la philologie allemande, la recherche philologique s’institutionnaliser et se diversifier à l’université (cf. NERLICH 1993 : 11, CHEVALIER 2000 : 121 sqq., TRACHSLER 2013 : 13 sqq.). Contrairement à la toponymie, qui connut des avancées rapides, notamment sous l’impulsion d’Auguste Honoré LONGNON (1844–1911), l’anthroponymie, à quelques exceptions près5, fut longtemps délaissée par les chercheurs (cf. MORLET 1981 : 13 sq.). En 1925, la situation était telle qu’Albert DAUZAT (1877–1955), dialectologue et premier détenteur d’une chaire d’onomastique en France, alerta ses contemporains sur l’urgence de la situation, les exhortant, dans son essai Les noms de personnes, à combler le retard pris par rapport aux autres nations :

      Nous sommes déjà fortement handicapés par l’étranger [en gras dans l’original ; VB]. Voilà plus d’un demi-siècle que l’Allemagne […] possède l’ouvrage classique de Förstemann, que ses successeurs ont amélioré et mis au point dans leurs travaux. […] Il est pénible de constater que nous arrivons presque bons derniers, dans l’Europe occidentale, avec la Belgique, avant l’Espagne et le Portugal. Il n’est que temps de rattraper nos voisins, en mettant à profit leur expérience, pour tâcher, si possible, de faire mieux. (DAUZAT 1925 : 16 sq.)

      Cet appel restera lettre morte jusqu’à ce que DAUZAT ne publie lui-même, vingt ans plus tard, son Traité d’anthroponymie française (1945), consacré aux noms de famille. Ainsi, comme le note MULON (1995 : 148),

      […] à la veille de la seconde guerre mondiale, le public cultivé a commencé de découvrir l’onomastique, quelques structures se sont mises en place ; mais la recherche reste le lot de quelques-uns, sans coordination ; les travaux sont ponctuels et épars ; l’anthroponymie demeure à l’état embryonnaire.6

      1.1.2. Présentation chronologique des travaux

      C’est dans ces contextes respectifs que paraissent, dans la deuxième partie du XIXe siècle, les premiers