Vincent Balnat

L'appellativisation du prénom


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de plantes, d’habits, etc. (Grotjochen ‘troglodyte’ [orn.], ful Lis ‘mouron’ [bot.], snelle Kathrin ‘diarrhée’ [classé dans la catégorie « nourriture » !]). La troisième réunit des constructions désignant des défauts humains, des traits de caractères, etc., classées dans pas moins de 46 sous-catégories sémantiques, dont le rire (Lachelgret), les pleurs (Plinsmichel ; bas-all. plinsen ‘pleurer’), la mauvaise odeur (Glösmichel ; bas-all. glösen ‘être incandescent’), le fait de fumer (Smökpeter), la nourriture (Johann Unrim ; Unrim ‘goinfre’, du bas-all. unrimsch ‘fou’), la lâcheté (Hans Bangbüx ; Bangbüx ‘personne peureuse’, de Büx ‘pantalon’) et la saleté (Smutzfiken)17. Cette classification est problématique en ce qu’elle repose simultanément sur différents types de critères : la catégorie des proverbes et locutions proverbiales contenant un prénom est définie formellement alors que les autres catégories le sont sémantiquement. Il s’ensuit que de nombreux exemples classés dans la dernière catégorie sont formellement semblables à ceux de la première. Si l’auteur ne souhaite pas s’exprimer sur la provenance des exemples18, il ressort des gloses que certains sont sans doute empruntés à LATENDORF et que d’autres sont issus de collectes personnelles (« Von einem Schäfer hörte ich », « In etwas anderer Fassung klagte mir eine alte Frau », etc. ; 1884 : 82).

      Quelques travaux de la fin du XIXe siècle abordent brièvement le passage du nom propre au nom commun : Heimbert LEHMANN (1860-?), qui consacre sa thèse de doctorat au changement sémantique en français (1884), classe les noms communs issus de prénoms tels que catin (‘prostituée’ ; de Catherine) et louis (‘pièce de monnaie’) parmi les ‘mots historiques’ (« historische Wörter » ; 1884 : 113), dont la signification a été influencée par les changements historiques, culturels ou sociétaux. Ferdinand BRUNOT (1860–1938), l’un des historiens de la langue française les plus connus, souligne dans son Précis de grammaire historique de la langue française (1887) la productivité et la pérennité du phénomène : « Ces substantifs sont très nombreux. La langue en a créé à toutes les époques » (1887 : 146), phénomène qu’il illustre par les exemples napoléon19 et victoria, empruntés sans doute à DARMESTETER (1877). Le romaniste français Charles BONNIER (1863–1926), dans sa brève thèse consacrée aux noms propres français (1888), rédigée en allemand et soutenue à l’Université de Halle, constate que l’appellativisation est un phénomène inverse à celui consistant à former des noms propres à partir de substantifs. Il cite quelques expressions contenant le prénom Marie (Marie l’étourdie, Marie l’avale tout, Marie la fureur, Marie braiyoire20 ‘pleurnicheuse’, Marie plaidoire ‘femme bavarde’) et des sobriquets désignant des nations, tels que John Bull pour l’Angleterre, der deutsche Michel pour l’Allemagne et Jonathan pour les États-Unis. Pour Wilhelm MEYER-LÜBKE (1861–1936), un nom propre est employé comme nom commun ou comme adjectif quand son porteur se distingue par une caractéristique au point qu’il en devient le type (cf. MEYER-LÜBKE 1894 : 436). Parmi les rares exemples qu’il cite, seules les désignations d’animaux renard, afr. marcou (de Marc ou afr. Markolf) et arnaut (‘matou’) ainsi que afr. ladre (1. ‘pestiféré’, 2. ‘avare’21 ; de Lazarus) sont issus de prénoms. Enfin, Max NITZSCHE (1872-?), dans sa thèse intitulée Qualitätsverschlechterung französischer Wörter und Redensarten (1898), montre au moyen de Jean et Margot que la bourgeoisie et l’aristocratie ont employé certains prénoms fréquents dans les couches populaires pour désigner péjorativement les sots et les traits de caractère associés à la vie rurale (chap. « sozialer Gegensatz » ; 1898 : 17)22.

      Gustav KRUEGER (1859-?) est l’un des premiers auteurs à consacrer une étude contrastive aux noms communs issus de noms propres (1891). Dans ce travail, qui repose sur le dépouillement d’une dizaine de dictionnaires de l’allemand, du français et de l’anglais, l’auteur ne procède pas comme ses prédécesseurs à une présentation alphabétique des items retenus. Dans sa classification, il fait intervenir le domaine initialement associé au porteur du nom, distinguant ainsi les mots ou expressions issus du nom de personnages antiques (Xanthippe23, mégère24), bibliques (Jeremiade/jérémiades25) ou littéraires (Don Juan, Münchhauseniaden). Sous la rubrique « divers » (« Vermischtes »), il rassemble les mots et expressions issus de noms d’inventeurs (Mansarde/mansarde26, Makadam/macadam27), de lieux (Champagner/champagne, Taler28) et de prénoms répandus (Schmalhans ; jean-foutre)29. Cette classification n’est pas exempte d’aspérités dues notamment au chevauchement de certaines catégories comme celles de la mythologie antique et de la littérature (amphitryon ‘hôte qui offre à dîner’, du nom du personnage mythologique dans la comédie de Molière [1668]). À la fin de son article, KRUEGER (1891 : 19) exprime le souhait que son étude ouvre la voie à des travaux plus approfondis et mieux documentés sur la question.

      C’est précisément ce à quoi s’emploie Oscar SCHULTZ (1860–1942) qui, quelques années plus tard, consacre une étude au passage des noms de personnes aux noms communs en provençal et en ancien français (1894). L’auteur met l’accent sur des prénoms courants à l’époque tels que Jean, Pierrot, Alphonse et Marion, dont l’emploi nominal est plus délicat à expliquer que pour les formations issues du nom de personnages historiques ou littéraires. Les exemples retenus sont tirés d’œuvres littéraires ainsi que de dictionnaires de l’ancien et du moyen français30.

      Richard NEEDON (1861–1931), spécialiste d’histoire culturelle régionale, s’intéresse à l’emploi nominal de prénoms en allemand (1896). L’auteur, qui a emprunté ses exemples en partie à WACKERNAGEL (1859/60) et à ALBRECHT (1881a) et en a rassemblé d’autres dans son environnement linguistique saxon (cf. 1896 : 199, n. 1), les classe dans les catégories 1. ÊTRES HUMAINS, 2. ANIMAUX, 3. DÉMONS et 4. INANIMÉS (y compris les plantes)31. L’auteur montre l’évolution sémantique de certaines formations comme marionnette, qui désignait initialement des petites figurines représentant la Vierge Marie (cf. 1896 : 208).

      Dans son ouvrage intitulé Völkerpsychologie (1900), Wilhelm WUNDT (1832–1920) s’intéresse aux processus psychologiques à l’œuvre lors des transferts de dénomination, notamment ceux qui s’inscrivent dans des conditions spatio-temporelles particulières ou individuelles (« singuläre Namenübertragungen » ; 1900 : 541 sq., 546). Parmi ces transferts, il relève ceux qui consistent à employer le nom d’une entité unique pour désigner un ensemble d’entités semblables, comme dans le cas de Hanswurst et Tartüff (cf. 1900 : 550), l’élément déterminant étant l’association avec une personne ou un personnage aux traits saillants et suscitant une forte émotion.

      Dans son étude Bedeutungsentwicklung unseres Wortschatzes (1901), Albert WAAG (1863–1929) rapproche le processus de péjoration affectant des mots désignant des qualités au demeurant neutres (gemein ‘commun, ordinaire’ > ‘vulgaire’, ‘méchant’) et l’émergence de noms communs à partir de prénoms (chap. « Aufeinanderfolge verschiedener Arten des Bedeutungswandels » ; 1901 : 134 sqq.). Dans les deux cas de figure, un élément de signification initialement accidentel et contextuel prend une importance telle qu’il finit par se substituer à la signification initiale (cf. 1901 : 134)32. Il ajoute :

      Du point de vue psychologique, on peut définir le processus en ces termes : une représentation secondaire devient la représentation principale ; on peut également le concevoir, en reprenant les catégories précédentes, comme la succession d’un rétrécissement sémantique et d’un élargissement total, à l’inverse de la métaphore que l’on peut interpréter comme le résultat d’un élargissement suivi d’un rétrécissement.33

      WAAG (1901 : 158–163) fait appel aux mêmes catégories que NEEDON (1896) : ÊTRES HUMAINS (Johann ‘valet’, Saufhans ‘soûlard’), ANIMAUX (Matz ‘petit oiseau’ ; de Matthias)34 et INANIMÉS (Dieterich