Vincent Balnat

L'appellativisation du prénom


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et Quatschmichel (‘homme bavard’), expressions courantes dans le Mecklembourg, ainsi qu’à leur diffusion dans les contrées voisines du Holstein, de Brême et de la Basse-Saxe. L’auteur puise ses exemples du Bremisch-niedersächsisches Wörterbuch1 qui reflète selon lui plus fidèlement les parlers locaux que la littérature régionale, celle-ci ne rendant compte que manière incomplète de la vie quotidienne du peuple (cf. LATENDORF 1856 : 6). Friedrich Leopold WOESTE (1807–1878) complète la liste de LATENDORF en citant des exemples issus des parlers du Bergisches Land (Rhénanie-du-Nord-Westphalie) et de la Marche de Brandebourg, tels que dummer Klas (diminutif de Nikolaus) et dumme Treine [sic] (diminutif de Katharina) pour désigner un sot ou une sotte (cf. 1856 : 371–374).

      Trois ans plus tard, Wilhelm WACKERNAGEL publie son étude Die deutschen Appellativnamen (1859/60) qui fera date dans la recherche en déonomastique. L’auteur définit le terme d’« Appellativname », repris dans quelques travaux ultérieurs, comme ‘renvoyant à la fois à l’emploi de noms propres pour désigner des concepts et, suite à sa banalisation, à la transformation progressive de ces mêmes noms propres en noms communs’2. Il y inclut ainsi des noms propres aux origines et emplois très divers : certains servent à personnifier des animaux (Îsengrîn, le loup), des armes (Balmunc, l’épée de Siegfried) ou encore des cloches (Theodolus, cloche de la cathédrale de Bâle ; 1859 : 129 sqq., 1860 : 290 sqq.), d’autres à caractériser des êtres humains (Hans Nimmersatt ‘homme insatiable, glouton’, Murrgret ‘fille ou femme peu aimable, acariâtre’) ou à désigner des objets (Heuheinz ‘construction en bois utilisée pour le séchage du foin’, Stiefelhänsel/-heinz ‘tire-botte’ ; 1860 : 316 sqq.). L’étude de WACKERNAGEL repose sur une somme considérable d’exemples, issus de sources sur le moyen-haut-allemand, de dictionnaires de dialectes du sud3 et d’ouvrages littéraires de la période du haut-allemand précoce, notamment les écrits satiriques de Sébastian Brant, Johann Fischart et Hans Sachs, qui avaient volontiers recours aux prénoms comme noms communs pour railler et dénoncer les travers de leurs contemporains.

      Paul Joseph MÜNZ (1832–1899), curé à Oberhöchstadt, examine dans son étude Taufnamen als Gattungsnamen in sprichwörtlichen Redensarten Nassaus (1870) l’émergence et la diffusion des noms chrétiens, en particulier dans l’espace germanophone, avant de présenter quelques noms de baptême chrétiens courants (Johannes, Margaretha, Heinrich, Konrad, etc.) employés, sous leur forme pleine ou sous une forme diminutive, dans des expressions et des locutions proverbiales de la vallée de la Lahn (Hänschen im Keller ‘enfant à naître’, schlampige Gretel, Ich will Kunz heißen, wenn …). Il est intéressant de constater que MÜNZ n’emploie nulle part le terme d’« Appellativname » alors que certaines notes attestent qu’il connaissait l’étude de WACKERNAGEL.

      Dans sa thèse de doctorat intitulée De la création actuelle des mots dans la langue française et des lois qui la régissent (1877), Arsène DARMESTETER (1846–1888), professeur de langue et littérature médiévales à la Sorbonne, traite dans la partie consacrée à la « dérivation impropre » le cas des « noms communs tirés de noms propres » (1877 : 42 sqq.). Ce phénomène est, selon lui, attesté « à toutes les époques » (1877 : 42) : renard est apparu comme nom commun au Moyen Âge, guillemet, probablement le diminutif de Guillaume, nom ou prénom de l’inventeur présumé de ce signe, au XVIIe siècle, napoléon (‘pièce de monnaie’) au début et victoria (‘ancien type de voiture hippomobile’) au milieu du XIXe siècle. Selon l’auteur, c’est précisément au cours du XIXe siècle qu’on assiste à une forte augmentation du nombre de déonomastiques issus de noms de personnes, conséquence de l’industrialisation et de l’émergence de nombreuses inventions portant le nom de leurs inventeurs : breguet/bréguet4 (‘montre de précision’), fusil Chassepot ou chassepot5 (‘fusil de guerre muni d’un sabre’), godillot6 (‘chaussure militaire’), etc. Dans un ouvrage ultérieur, La vie des mots étudiée dans leurs significations (1887), DARMESTETER distingue dans la partie consacrée aux « changements de sens, ou tropes » l’emploi de noms communs comme noms propres (l’Empereur pour Napoléon Ier) et de noms propres comme noms communs (agnès ‘femme innocente, ingénue’, tartuffe ‘hypocrite’), phénomènes ayant « reçu le nom barbare d’antonomase » (1887 : 48). Le cas particulier des déonomastiques issus de prénoms fait l’objet d’un traitement à part dans la partie consacrée aux « modifications psychologiques », comprises comme des « changements port[a]nt sur l’expression variable, souvent mobile, d’idées et de faits qui se retrouvent en tout temps, en tous lieux : objets usuels, animaux domestiques, végétaux communs ; faits sociaux les plus simples […] » (1887 : 99). Ainsi, la pie et l’ours recevaient respectivement les prénoms Margot et Martin et le peuple désignait les hommes sots au moyen de prénoms comme Jean, Pierrot, Claude et Nicaise (1887 : 109)7. Quelques années plus tard, dans la partie sur la formation des mots de son Cours de grammaire historique de la langue française (1895), DARMESTETER distinguera sept procédés par lesquels les noms propres peuvent devenir des noms communs8 :

      1 « noms d’auteurs ou d’inventeurs qui passent à leurs livres, à leurs inventions » (barème9, louis ‘pièce de monnaie’) ;

      2 « noms de personnages célèbres de l’histoire, de la littérature qui désignent des caractères, des vices ou qui dénomment certains objets » (agnès, espiègle10) ;

      3 « prénoms devenus noms communs avec une signification défavorable » (jeanjean ‘sot’, péronnelle11) ;

      4 « noms de personnes ou de lieux que le caprice de la mode a donnés à certains objets » (silhouette12, victoria) ;

      5 « noms de lieux qui ont passé aux objets que ces lieux produisent, qui y sont fabriqués » (cachemire, gruyère) ;

      6 « noms ethniques pris dans un sens général, le plus souvent défavorable » (arabe, gascon) ;

      7 « noms propres de personne donnés par plaisanterie à des animaux » (bernard-l’hermite, martinet). (DARMESTETER 1895 : 53 sq.).

      Insistant sur le caractère archaïque de nombreux mots et expressions renvoyant à des aspects révolus de la vie quotidienne du peuple, Karl ALBRECHT (1823–1904) publie en 1881 un court article consacré à l’emploi nominal des noms de personnes dans le Reallexikon der deutschen Altertümer. Bien qu’il renvoie à plusieurs reprises à l’étude de WACKERNAGEL et qu’il prenne explicitement pour modèle sa présentation alphabétique des exemples, il ne fait jamais appel au terme d’« Appellativname ». La même année, ALBRECHT consacre quelques pages de son ouvrage Die Leipziger Mundart. Grammatik und Wörterbuch der Leipziger Volkssprache aux prénoms employés comme noms communs (chap. « Wörterbildung » ; 1881b : 36–40) ; les exemples cités ne sont pas tous limités à un emploi dialectal (Hans Narr ‘sot’, Johann ‘valet, serviteur’, Stoffel ‘lourdaud’, Drecksuse ‘femme malpropre’, Grete ‘femme quelconque’).

      Pour Johannes LEOPOLD (1845–1900), qui s’intéresse à l’emploi de noms propres dans les locutions et les proverbes (1883), le passage du nom propre au nom commun est un phénomène ‘tellement naturel qu’on le rencontre dans presque toutes les langues’13. L’auteur passe en revue une dizaine de prénoms populaires employés dans de nombreuses expressions en allemand (dont Hans, Kunz, Heinz/Hinz, Peter et Michel) avant de présenter quelques locutions contenant des noms de famille (zu Tante Meier gehen ‘aller aux toilettes’).

      Dans son article Der typische Gebrauch der Vornamen im meklenburger14 Platt (1884), Richard WOSSIDLO (1859–1939), spécialiste de la culture régionale du Mecklembourg, regrette que son prédécesseur LATENDORF (1856) se soit contenté de glaner une vingtaine d’exemples, livrant ainsi une vision faussée du phénomène