Vincent Balnat

L'appellativisation du prénom


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aux noms propres employés comme noms communs en français, Alfred KÖLBEL (1884-?) note d’emblée que le sujet n’a pas encore été traité de manière satisfaisante pour le français :

      Il suffit de jeter un rapide coup d’œil sur les travaux dans ce domaine pour voir que la recherche en onomastique vient à peine de dépasser le stade des balbutiements. Car à l’exception de quelques études isolées fort méritoires, auxquelles viennent s’ajouter des travaux portant sur quelques dialectes, menés certes avec un zèle qui mérite d’être souligné, mais qui, en raison d’insuffisances méthodologiques et de l’absence de distance critique, restent peu fiables et d’un intérêt limité, on peut, sans exagérer, affirmer sans peine qu’en France, le phénomène n’a jusqu’à présent fait l’objet d’aucune étude globale un tant soit peu détaillée qui satisferait aux exigences de la science.53

      L’auteur souhaite contribuer à combler ce retard en livrant une collecte de données qui puisse servir à des études ultérieures sur le sujet (cf. 1907 : 8). Il ne retient pour l’analyse que les noms de personnes intégrés durablement dans la langue populaire et familière et qui sont également employés par les couches plus instruites de la population (cf. 1907 : 11) et en exclut les expressions socio- et idiolectales. Les items sont issus de prénoms (adolphe ‘souteneur’), de noms de famille (chauvin54) et de noms de personnages historiques ou fictifs (médicis ‘femme maligne et perfide’, cendrillon ‘jeune fille qui doit assurer les travaux pénibles du foyer’) et classés comme chez KRUEGER (1891) selon le domaine initialement associé au porteur du nom. La distinction entre les noms d’origine biblique (« Namen biblischer Herkunft »), ceux issus de l’Antiquité (« Namen aus dem klassischen Altertum ») et ceux liés à l’histoire du Moyen Âge et de l’époque moderne, y compris les noms de personnages de théâtre et de romans ainsi que les prénoms (« Namen aus der Geschichte des Mittelalters[55] und der neueren Zeit. Theatertypen. Romanfiguren. Vornamen »), n’est pas sans poser quelques problèmes : la dernière catégorie soulève ainsi la question du classement de gille(s) (‘clown de foire’) et de (maître) jacques (‘valet’, de la pièce de Molière L’avare), prénoms désignant des personnages de théâtre. De même, elle ne fait pas apparaître le statut de prénom pour les déonomastiques benjamin et ève (‘femme’), rangés dans la catégorie des noms d’origine biblique, ainsi que pour auguste (‘protecteur des arts et des sciences’) et hélène (‘femme très courtisée’), figurant dans la catégorie des noms de l’Antiquité. Les listes contiennent entre autres des informations sur le porteur initial, des phrases d’exemples tirées de la littérature et quelques dérivés (catinisme ‘mœurs, habitudes de catin’). Elles reposent sur le dépouillement de nombreux dictionnaires généraux anciens et modernes56, de dictionnaires de l’argot57 ainsi que d’œuvres littéraires classiques (Boileau, Molière, La Fontaine, Racine).

      Philipp KEIPER (1855–1927) et Theodor ZINK (1871–1934), souhaitant compléter la collection de MEISINGER (1904/05), consacrent en 1910 un article aux noms communs issus de noms de personnes dans la région du Palatinat. Les auteurs rangent leurs exemples dans trois groupes : 1. mots issus de prénoms fréquents (Staches ‘lourdaud, rustre’ ; diminutif de Eustachius), 2. mots formés à partir de (pré)noms hébraïques attestés dans l’Ancien Testament (Judas ‘traître’), 3. mots renvoyant à l’Antiquité et à l’époque moderne (Herkules ‘homme d’une force physique exceptionnelle’, Napoleon ‘petit garçon courageux’). Quant à la collecte des données, ZINK se borne à indiquer qu’il a profité de sa qualité d’enseignant pour recueillir un certain nombre de mots en écoutant ses élèves de Kaiserslautern (cf. 1910 : 126).

      Dans la partie sémantique de sa Grammaire historique de la langue française (1913), Kristoffer NYROP (1858–1931), professeur de langue et littérature françaises à Copenhague, étudie de manière approfondie le processus de transformation de noms propres en noms communs58. À la différence de REINIUS (1903) qui combine les critères sémantique et génétique pour analyser les seuls noms formant type (« class-names »), NYROP propose de classer l’ensemble des déonomastiques selon ces deux critères. Il donne la priorité au critère sémantique en distinguant les mots et expressions désignant des êtres vivants (humains, animaux) de ceux désignant des objets, ces deux groupes se trouvant subdivisés ensuite selon le critère génétique (cf. 1913 : 363 sqq.). Les formations du premier groupe ont pour origine des « noms littéraires » (harpagon ‘avare’), des « noms historiques » (ganelon ‘traître’), des « noms classiques » (apollon), des « noms bibliques » (joseph ‘homme niais, timide en amour’) et des « prénoms » (alphonse ‘souteneur’, jean ‘cocu’ ; martin ‘âne’, margot ‘pie’). Les déonomastiques issus de prénoms du deuxième groupe figurent dans les sous-catégories « inventions et produits » (eustache ‘couteau de poche’), « monnaies » (carolus59, louis) et « cas divers » (judas, moïse ‘petite corbeille capitonnée servant de berceau’). La classification de NYROP n’est pas exempte non plus de chevauchements et le traitement taxinomique de certains noms est discutable : ainsi, Alphonse est rangé dans la sous-catégorie des « prénoms » et non dans celle des « noms littéraires », et ce alors que NYROP (1913 : 371) lui-même indique que « le type a été défini par A[lexandre] Dumas fils, dans une pièce de théâtre ».

      Dans son article posthume Niederdeutsche, besonders westfälische Vornamen in besonderer Anwendung (1916/17), Gottfried KUHLMANN (1885–1915) explique, à l’instar de GÜNTHER (1905), que l’emploi fréquent de prénoms comme noms communs est spécifique au mode de vie des paysans, qui recourent selon lui à des images et comparaisons du quotidien pour exprimer de manière concrète des idées abstraites (cf. 1916/17 : 87). Les prénoms en question peuvent être ceux d’individus présentant une caractéristique qui les prédestine à en devenir le type, d’autres peuvent, par leur sonorité, rappeler un mot ou être associés à une image (den Olrik anbeen60 ‘vomir’, Olr- rappelant le son émis lors du vomissement). Il cite enfin quelques prénoms très fréquents au nord de l’Allemagne, dont Jan, que l’on retrouve dans de nombreux mots complexes et expressions (Janhagel ‘populace’, Jan Niggetid ‘celui qui s’enthousiasme pour tout ce qui est moderne’ [du dialecte de Westphalie niggetid ‘homme curieux’], Jan vull Muul ‘vantard’ [de l’expression das Maul zu voll nehmen], etc.).

      La thèse de Karl SANG (1890–1972) intitulée Die appellative Verwendung von Eigennamen bei Luther (1921) est à notre connaissance la première étude sur l’emploi nominal de noms propres en allemand qui ne repose pas sur le dépouillement de dictionnaires et de glossaires, mais analyse le phénomène dans l’œuvre d’un auteur. Les écrits de Luther datant d’une époque où l’emploi nominal de prénoms était courant dans la langue populaire, ils constituent une source particulièrement riche pour notre objet d’analyse. SANG (1921 : VI) souligne par ailleurs que l’intérêt de ce genre d’études n’est pas limité au domaine de l’histoire de la langue, mais qu’elles éclairent également certains aspects de l’histoire culturelle. Parmi les formations relevées, l’auteur distingue les noms parfaitement intégrés dans l’usage (Meister Hans ‘exécuteur des hautes œuvres, bourreau’) de ceux dont l’emploi, plus occasionnel, revêt une fonction stylistique (Antichrist ‘le pape’ ; cf. 1921 : VIII). Les listes alphabétiques contiennent, outre des noms propres employés comme noms communs (Babylon ‘ville pécheresse, prison’, Loth ‘homme pieux parmi les non-croyants’), aussi quelques adjectifs (ägyptisch ‘obstiné, buté’, böhmisch ‘hussitique’61). Certains mots ou expressions sont issus du nom de personnages bibliques, tels que Cain (‘pécheur’), Judas (‘traître’) et Lazarus (‘homme pauvre’), d’autres de prénoms fréquents – pour certains jusqu’à aujourd’hui – servant à désigner des hommes (Claus, Conrad, Georg, Kunz, Hans et Peter) et des femmes quelconques (Grete) ainsi que des êtres