précisément ce qui est arrivé dans la question qui nous occupe.
Que quelques journaux eussent pris en main la cause du monopole et des haines nationales, cela ne devrait surprendre personne. Le monopole rallie beaucoup d'intérêts; le faux patriotisme est l'âme de beaucoup d'intrigues, et il suffit que ces intrigues et ces intérêts existent pour que nous ne soyons pas étonné qu'ils aient leurs organes. Mais que toute la presse périodique, parisienne ou provinciale, celle du Nord comme celle du Midi, celle de gauche comme celle de droite, soit unanime pour fouler aux pieds les principes les mieux établis de l'économie politique; pour dépouiller l'homme du droit d'échanger librement selon ses intérêts; pour attiser les inimitiés internationales, dans le but patent et presque avoué d'empêcher les peuples de se rapprocher et de s'unir par les liens du commerce, et pour cacher au public les faits extérieurs qui se lient à cette question, c'est un phénomène étrange qui doit avoir sa raison. Je vais essayer de l'exposer telle que je la vois dans la sincérité de mon âme. Je n'attaque point les opinions sincères, je les respecte toutes; je cherche seulement l'explication d'un fait aussi extraordinaire qu'incontestable, et la réponse à cette question: Comment est-il arrivé que, parmi ce nombre incalculable de journaux qui représentent tous les systèmes, même les plus excentriques que l'imagination puisse enfanter, alors que le socialisme, le communisme, l'abolition de l'hérédité, de la propriété, de la famille, trouvent des organes, le droit d'échanger, le droit des hommes à troquer entre eux le fruit de leurs travaux n'ait pas rencontré dans la presse un seul défenseur? Quel étrange concours de circonstances a amené les journaux de toutes couleurs, si divers et si opposés sur toute autre question, à se constituer, avec une touchante unanimité, les défenseurs du monopole, et les instigateurs infatigables des jalousies nationales, à l'aide desquelles il se maintient, se renforce et gagne tous les jours du terrain?
D'abord, une première classe de journaux a un intérêt direct à faire triompher en France le système de la protection. Je veux parler de ceux qui sont notoirement subventionnés par les comités monopoleurs, agricoles, manufacturiers ou coloniaux. Étouffer les doctrines des économistes, populariser les sophismes qui soutiennent le régime de la spoliation, exalter les intérêts individuels qui sont en opposition avec l'intérêt général, ensevelir dans le plus profond silence les faits qui pourraient réveiller et éclairer l'esprit public: telle est la mission qu'ils se sont chargés d'accomplir, et il faut bien qu'ils gagnent en conscience la subvention que le monopole leur paye.
Mais cette tâche immorale en entraîne une autre plus immorale encore. Il ne suffit pas de systématiser l'erreur, car l'erreur est éphémère par nature. Il faut encore prévoir l'époque où la doctrine de la liberté des échanges, prévalant dans les esprits, voudra se faire jour dans les lois; et ce serait certes un coup de maître que d'en avoir d'avance rendu la réalisation impossible. Les journaux auxquels je fais allusion ne se sont donc pas bornés à prêcher théoriquement l'isolement des peuples. Ils ont encore cherché à susciter entre eux une irritation telle qu'ils fussent beaucoup plus disposés à échanger des boulets que des produits. Il n'est pas de difficultés diplomatiques qu'ils n'aient exploitées dans cette vue: évacuation d'Ancône, affaires d'Orient, droit de visite, Taïti, Maroc, tout leur a été bon. «Que les peuples se haïssent, a dit le monopole, qu'ils s'ignorent, qu'ils se repoussent, qu'ils s'irritent, qu'ils s'entr'égorgent, et, quel que soit le sort des doctrines, mon règne est pour longtemps assuré!»
Il n'est pas difficile de pénétrer les secrets motifs qui rangent les journaux dits de l'opposition parlementaire parmi les adversaires de l'union et de la libre communication des peuples.
D'après notre constitution, les contrôleurs des ministres deviennent ministres eux-mêmes, s'ils donnent à ce contrôle assez de violence et de popularité pour avilir et renverser ceux qu'ils aspirent à remplacer. Quoi qu'on puisse penser, à d'autres égards, d'une telle organisation, on conviendra du moins qu'elle est merveilleusement propre à envenimer la lutte des partis pour la possession du pouvoir. Les députés candidats au ministère ne peuvent guère avoir qu'une pensée, et cette pensée, le bon sens public l'exprime d'une manière triviale mais énergique: «Ôte-toi de là, que je m'y mette.» On conçoit que cette opposition personnelle établit naturellement le centre de ses opérations sur le terrain des questions extérieures. On ne peut pas tromper longtemps le public sur ce qu'il voit, ce qu'il touche, ce qui l'affecte directement; mais sur ce qui se passe au dehors, sur ce qui ne nous parvient qu'à travers des traductions infidèles et tronquées, il n'est pas indispensable d'avoir raison, il suffit, ce qui est facile, de produire une illusion quelque peu durable. D'ailleurs, en appelant à soi cet esprit de nationalité si puissant en France, en se proclamant seul défenseur de notre gloire, de notre drapeau, de notre indépendance; en montrant sans cesse l'existence du ministère liée à un intérêt étranger, on est sûr de le battre en brèche avec une force populaire irrésistible: car quel ministre peut espérer de rester au pouvoir si l'opinion le tient pour lâche, traître et vendu à un peuple rival11?
Les chefs de parti et les journaux qui s'attellent à leur char sont donc forcément amenés à fomenter les haines nationales; car comment soutenir que le ministère est lâche, sans établir que l'étranger est insolent; et que nous sommes gouvernés par des traîtres, sans avoir préalablement prouvé que nous sommes entourés d'ennemis qui veulent nous dicter des lois?
C'est ainsi que les journaux dévoués à l'élévation d'un nom propre concourent, avec ceux que les monopoleurs soudoient, à rendre toujours imminente une conflagration générale, et par suite à éloigner tout rapprochement international, toute réforme commerciale.
En s'exprimant ainsi, l'auteur de cet ouvrage n'entend pas faire de la politique, et encore moins de l'esprit de parti. Il n'est attaché à aucune des grandes individualités dont les luttes ont envahi la presse et la tribune, mais il adhère de toute son âme aux intérêts généraux et permanents de son pays, à la cause de la vérité et de l'éternelle justice. Il croit que ces intérêts et ceux de l'humanité se confondent loin de se contredire, et dès lors il considère comme le comble de la perversité de transformer les haines nationales en machine de guerre parlementaire. Du reste, il a si peu en vue de justifier la politique extérieure du cabinet actuel, qu'il n'oublie pas que celui qui la dirige employa contre ses rivaux les mêmes armes que ses rivaux tournent aujourd'hui contre lui.
Chercherons-nous l'impartialité internationale et par suite la vérité économique dans les journaux légitimistes et républicains? Ces deux opinions se meuvent en dehors des questions personnelles, puisque l'accès du pouvoir leur est interdit. Il semble dès lors que rien ne les empêche de plaider avec indépendance la cause de la liberté commerciale. Cependant, nous les voyons s'attacher à faire obstacle à la libre communication des peuples. Pourquoi? Je n'attaque ni les intentions ni les personnes. Je reconnais qu'il y a, au fond de ces deux grands partis, des vues dont on peut contester la justesse, mais non la sincérité. Malheureusement, cette sincérité ne se manifeste pas toujours dans les journaux qui les représentent. Quand on s'est donné la mission de saper journellement un ordre de choses qu'on croit mauvais, on finit par n'être pas très-scrupuleux dans le choix des moyens. Embarrasser le pouvoir, entraver sa marche, le déconsidérer: telles sont les tristes nécessités d'une polémique qui ne songe qu'à déblayer le sol des institutions et des hommes qui le régissent, pour y substituer d'autres hommes et d'autres institutions. Là, encore, le recours aux passions patriotiques, l'appel aux sentiments d'orgueil national, de gloire, de suprématie, se présentent comme les armes les plus efficaces. L'abus suit de près l'usage; et c'est ainsi que le bien-être et la liberté des citoyens, la grande cause de la fraternité des nations, sont sacrifiés sans scrupule à cette œuvre de destruction préalable, que ces partis considèrent comme leur première mission et leur premier devoir.
Si les exigences de la polémique ont fait un besoin à la presse opposante de sacrifier la liberté du commerce, parce que, impliquant l'harmonie des rapports internationaux, elle leur ravirait un merveilleux instrument d'attaque, il semble que, par cela même, la presse ministérielle soit intéressée à la soutenir. Il n'en est pas ainsi. Le gouvernement, accablé sous le poids d'accusations unanimes, en face d'une impopularité qui fait trembler le