fierté. Il se mettra en mesure de pouvoir venir dire au pays: – Voyez, j'aggrave partout les tarifs; je ne recule pas devant l'hostilité des droits différentiels; et, parmi les îles innombrables du grand Océan, je choisis, pour m'en emparer, celle dont la conquête doit susciter le plus de collisions et froisser le plus de susceptibilités étrangères!
La presse départementale aurait pu déjouer toutes ces intrigues, en les dévoilant.
Une pauvre servante au moins m'était restée,
Qui de ce mauvais air n'était pas infectée.
Mais au lieu de réagir sur la presse parisienne, elle attend humblement, niaisement son mot d'ordre. Elle ne veut pas avoir de vie propre. Elle est habituée à recevoir par la poste l'idée qu'il faut délayer, la manœuvre à laquelle il faut concourir, au profit de M. Thiers, de M. Molé ou de M. Guizot. Sa plume est à Lyon, à Toulouse, à Bordeaux, mais sa tête est à Paris.
Il est donc vrai que la stratégie des journaux, qu'ils émanent de Paris ou de la province, qu'ils représentent la gauche, la droite ou le centre, les a entraînés à s'unir à ceux que soudoient les comités monopoleurs, pour tromper l'opinion publique sur le grand mouvement social qui s'accomplit en Angleterre; pour n'en parler jamais, ou, si l'on ne peut éviter d'en dire quelques mots, pour le représenter, ainsi que l'abolition de l'esclavage, comme l'œuvre d'un machiavélisme profond, qui a pour objet définitif l'exploitation du monde, au profit de la Grande-Bretagne, par l'opération de la liberté même.
Il me semble que cette puérile prévention ne résisterait pas à la lecture de ce livre. En voyant agir les free-traders, en les entendant parler, en suivant pas à pas les dramatiques péripéties de cette agitation puissante, qui remue tout un peuple, et dont le dénoûment certain est la chute de cette prépondérance oligarchique qui est précisément, selon nous-mêmes, ce qui rend l'Angleterre dangereuse; il me semble impossible que l'on persiste à s'imaginer que tant d'efforts persévérants, tant de chaleur sincère, tant de vie, tant d'action, n'ont absolument qu'un but: tromper un peuple voisin en le déterminant à fonder lui-même sa législation industrielle sur les bases de la justice et de la liberté.
Car enfin, il faudra bien reconnaître, à cette lecture, qu'il y a en Angleterre deux classes, deux peuples, deux intérêts, deux principes, en un mot: aristocratie et démocratie.
Si l'une veut l'inégalité, l'autre tend à l'égalité; si l'une défend la restriction, l'autre réclame la liberté; si l'une aspire à la conquête, au régime colonial, à la suprématie politique, à l'empire exclusif des mers, l'autre travaille à l'universel affranchissement; c'est-à-dire à répudier la conquête, à briser les liens coloniaux, à substituer, dans les relations internationales, aux artificieuses combinaisons de la diplomatie, les libres et volontaires relations du commerce. Et n'est-il pas absurde d'envelopper dans la même haine ces deux classes, ces deux peuples, ces deux principes, dont l'un est, de toute nécessité, favorable à l'humanité si l'autre lui est contraire? Sous peine de l'inconséquence la plus aveugle et la plus grossière, nous devons donner la main au peuple anglais ou à l'aristocratie anglaise. Si la liberté, la paix, l'égalité des conditions légales, le droit au salaire naturel du travail, sont nos principes, nous devons sympathiser avec la Ligue; si, au contraire, nous pensons que la spoliation, la conquête, le monopole, l'envahissement successif de toutes les régions du globe sont, pour un peuple, des éléments de grandeur qui ne contrarient pas le développement régulier des autres peuples, c'est à l'aristocratie anglaise qu'il faut nous unir. Mais, encore une fois, le comble de l'absurde, ce qui serait éminemment propre à nous rendre la risée des nations, et à nous faire rougir plus tard de notre propre folie, ce serait d'assister à cette lutte de deux principes opposés, en vouant aux soldats des deux camps la même haine et la même exécration. Ce sentiment, digne de l'enfance des sociétés et qu'on prend si bizarrement pour de la fierté nationale, a pu s'expliquer jusqu'ici par l'ignorance complète où nous avons été tenus sur le fait même de cette lutte; mais y persévérer alors qu'elle nous est révélée, ce serait avouer que nous n'avons ni principes, ni vues, ni idées arrêtées: ce serait abdiquer toute dignité; ce serait proclamer à la face du monde étonné que nous ne sommes plus des hommes, que ce n'est plus la raison, mais l'aveugle instinct qui dirige nos actions et nos sympathies.
Si je ne me fais pas illusion, cet ouvrage doit offrir aussi quelque intérêt au point de vue littéraire. Les orateurs de la Ligue se sont souvent élevés au plus haut degré de l'éloquence politique, et il devait en être ainsi. Quelles sont les circonstances extérieures et les situations de l'âme les plus propres à développer la puissance oratoire? N'est-ce point une grande lutte où l'intérêt individuel de l'orateur s'efface devant l'immensité de l'intérêt public? Et quelle lutte présentera ce caractère, si ce n'est celle où la plus vivace aristocratie et la plus énergique démocratie du monde combattent avec les armes de la légalité, de la parole et de la raison, l'une pour ses injustes et séculaires priviléges, l'autre pour les droits sacrés du travail, la paix, la liberté et la fraternité dans la grande famille humaine?
Nos pères aussi ont soutenu ce combat, et l'on vit alors les passions révolutionnaires transformer en puissants tribuns des hommes qui, sans ces orages, fussent restés enfouis dans la médiocrité, ignorés du monde et s'ignorant eux-mêmes. C'est la révolution qui, comme le charbon d'Isaïe, toucha leurs lèvres et embrasa leurs cœurs; mais à cette époque, la science sociale, la connaissance des lois auxquelles obéit l'humanité, ne pouvait nourrir et régler leur fougueuse éloquence. Les systématiques doctrines de Raynal et de Rousseau, les sentiments surannés empruntés aux Grecs et aux Romains, les erreurs du XVIIIe siècle, et la phraséologie déclamatoire, dont, selon l'usage, on se croyait obligé de revêtir ces erreurs, si elles n'ôtèrent rien, si elles ajoutèrent même au caractère chaleureux de cette éloquence, la rendent stérile pour un siècle plus éclairé: car ce n'est pas tout que de parler aux passions, il faut aussi parler à l'esprit, et, en touchant le cœur, satisfaire l'intelligence.
C'est là ce qu'on trouvera, je crois, dans les discours des Cobden, des Thompson, des Fox, des Gibson et des Bright. Ce ne sont plus les mots magiques mais indéfinis, liberté, égalité, fraternité, allant réveiller des instincts plutôt que des idées; c'est la science, la science exacte, la science des Smith et des Say, empruntant à l'agitation des temps le feu de la passion, sans que sa pure lumière en soit jamais obscurcie.
Loin de moi de contester les talents des orateurs de mon pays. Mais ne faut-il pas un public, un théâtre, une cause surtout pour que la puissance de la parole s'élève à toute la hauteur qu'il lui est donné d'atteindre? Est-ce dans la guerre des portefeuilles, dans les rivalités personnelles, dans l'antagonisme des coteries; est-ce quand le peuple, la nation et l'humanité sont hors de cause, quand les combattants ont répudié tout principe, toute homogénéité dans la pensée politique; quand on les voit, à la suite d'une crise ministérielle, faire entre eux échange de doctrines en même temps que de siéges, en sorte que le fougueux patriote devient diplomate prudent, pendant que l'apôtre de la paix se transforme en Tyrtée de la guerre? est-ce dans ces données étroites et mesquines que l'esprit peut s'agrandir et l'âme s'élever? Non, non, il faut une autre atmosphère à l'éloquence politique. Il lui faut la lutte, non point la lutte des individualités, mais la lutte de l'éternelle justice contre l'opiniâtre iniquité. Il faut que l'œil se fixe sur de grands résultats, que l'âme les contemple, les désire, les espère, les chérisse, et que le langage humain ne serve qu'à verser dans d'autres âmes sympathiques ces puissants désirs, ces nobles desseins, ce pur amour et ces chères espérances.
Un des traits les plus saillants et les plus instructifs, entre tous ceux qui caractérisent l'agitation que j'essaye de révéler à mon pays, c'est la complète répudiation parmi les free-traders de tout esprit de parti et leur séparation des Whigs et des Torys.
Sans doute l'esprit de parti a toujours soin de se décorer lui-même du nom d'esprit public. Mais il est un signe infaillible auquel on peut les distinguer. Quand une mesure est présentée au Parlement, l'esprit public lui demande: Qu'es-tu? et l'esprit de parti: D'où viens-tu? Le ministre fait cette proposition, – donc elle est mauvaise ou doit l'être; et la raison, c'est qu'elle