Bastiat Frédéric

Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 3


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et comme il cherche son principal point d'appui dans les questions extérieures, que sa tactique est de les envenimer pour montrer que le cabinet est incapable de les conduire, il s'ensuit que l'esprit de parti, dans l'opposition, place la nation dans un antagonisme perpétuel avec les autres peuples et dans un danger de guerre toujours imminent.

      D'un autre côté, l'esprit de parti, aux bancs ministériels, n'est ni moins aveugle ni moins compromettant. Puisque les existences ministérielles ne se décident plus par l'habileté ou l'impéritie de leur administration, mais à coup de boules, résolues à être noires ou blanches quand même, la grande affaire, pour le cabinet, c'est d'en recruter le plus possible par la corruption parlementaire et électorale.

      La nation anglaise a souffert plus que toute autre de la longue domination de l'esprit de parti, et ce n'est pas pour nous une leçon à dédaigner que celle que donnent en ce moment les free-traders qui, au nombre de plus de cent à la Chambre des communes, sont résolus à examiner chaque mesure en elle-même, en la rapportant aux principes de la justice universelle et de l'utilité générale, sans s'inquiéter s'il convient à Peel ou à Russell, aux Torys ou aux Whigs qu'elle soit admise ou repoussée.

      Des enseignements utiles et pratiques me semblent devoir encore résulter de la lecture de ce livre. Je ne veux point parler des connaissances économiques qu'il est si propre à répandre. J'ai maintenant en vue la tactique constitutionnelle pour arriver à la solution d'une grande question nationale, en d'autres termes l'art de l'agitation. Nous sommes encore novices en ce genre de stratégie. Je ne crains pas de froisser l'amour-propre national en disant qu'une longue expérience a donné aux Anglais la connaissance, qui nous manque, des moyens par lesquels on arrive à faire triompher un principe, non par une échauffourée d'un jour, mais par une lutte lente, patiente, obstinée; par la discussion approfondie, par l'éducation de l'opinion publique. Il est des pays où celui qui conçoit l'idée d'une réforme commence par sommer le gouvernement de la réaliser, sans s'inquiéter si les esprits sont prêts à la recevoir. Le gouvernement dédaigne, et tout est dit. En Angleterre, l'homme qui a une pensée qu'il croit utile s'adresse à ceux de ses concitoyens qui sympathisent avec la même idée. On se réunit, on s'organise, on cherche à faire des prosélytes; et c'est déjà une première élaboration dans laquelle s'évaporent bien des rêves et des utopies. Si cependant l'idée a en elle-même quelque valeur, elle gagne du terrain, elle pénètre dans toutes les couches sociales, elle s'étend de proche en proche. L'idée opposée provoque de son côté des associations, des résistances. C'est la période de la discussion publique, universelle, des pétitions, des motions sans cesse renouvelées; on compte les voix du Parlement, on mesure le progrès, on le seconde en épurant les listes électorales, et, quand enfin le jour du triomphe est arrivé, le verdict parlementaire n'est pas une révolution, il n'est qu'une constatation de l'état des esprits; la réforme de la loi suit la réforme des idées, et l'on peut être assuré que la conquête populaire est assurée à jamais.

      Sous ce point de vue, l'exemple de la Ligue m'a paru mériter d'être proposé à notre imitation. Qu'on me permette de citer ce que dit à ce sujet un voyageur allemand.

      «C'est à Manchester, dit M. J. G. Kohl, que se tiennent les séances permanentes du comité de la Ligue. Je dus à la bienveillance d'un ami de pénétrer dans la vaste enceinte où j'eus l'occasion de voir et d'entendre des choses qui me surprirent au dernier point. George Wilson et d'autres chefs renommés de la Ligue, assemblés dans la salle du Conseil, me reçurent avec autant de franchise que d'affabilité, répondant sur-le-champ à toutes mes questions et me mettant au fait de tous les détails de leurs opérations. Je ne pouvais m'empêcher de me demander ce qui adviendrait, en Allemagne, d'hommes occupés à attaquer avec tant de talent et de hardiesse les lois fondamentales de l'État. Il y a longtemps sans doute qu'ils gémiraient dans de sombres cachots, au lieu de travailler librement et audacieusement à leur grande œuvre, à la clarté du jour. Je me demandais encore si, en Allemagne, de tels hommes admettraient un étranger dans tous leurs secrets avec cette franchise et cette cordialité.

      «J'étais surpris de voir les Ligueurs, tous hommes privés, marchands, fabricants, littérateurs, conduire une grande entreprise politique, comme des ministres et des hommes d'État. L'aptitude aux affaires publiques semble être la faculté innée des Anglais. Pendant que j'étais dans la salle du conseil, un nombre prodigieux de lettres étaient apportées, ouvertes, lues et répondues sans interruption ni retard. Ces lettres, affluant de tous les points du Royaume-Uni, traitaient les matières les plus variées, toutes se rapportant à l'objet de l'association. Quelques-unes portaient les nouvelles du mouvement des Ligueurs ou de leurs adversaires; car l'œil de la Ligue est toujours ouvert sur les amis comme sur les ennemis…

      «Par l'intermédiaire d'associations locales, formées sur tous les points de l'Angleterre, la Ligue a étendu maintenant son influence sur tout le pays, et est arrivée à un degré d'importance vraiment extraordinaire. Ses festivals, ses expositions, ses banquets, ses meetings apparaissent comme de grandes solennités publiques… Tout membre qui contribue pour 50 l. (1,250 fr.) a un siége et une voix au conseil… Elle a des comités d'ouvriers, pour favoriser la propagation de ses doctrines parmi les classes laborieuses; et des comités de dames, pour s'assurer la sympathie et la coopération du beau sexe. Elle a des professeurs, des orateurs qui parcourent incessamment le pays, pour souffler le feu de l'agitation dans l'esprit du peuple. Ces orateurs ont fréquemment des conférences et des discussions publiques avec les orateurs du parti opposé, et il arrive presque toujours que ceux-ci sortent vaincus du champ de bataille… Les Ligueurs écrivent directement à la reine, au duc de Wellington, à sir Robert Peel et autres hommes distingués, et ne manquent pas de leur envoyer leurs journaux et des rapports circonstanciés et toujours fidèles de leurs opérations. Quelquefois ils délèguent auprès des hommes les plus éminents de l'aristocratie anglaise une députation chargée de leur jeter à la face les vérités les plus dures.

      «On pense bien que la Ligue ne néglige pas la puissance de ce Briarée aux cent bras, la Presse. Non-seulement elle répand ses opinions par l'organe des journaux qui lui sont favorables; mais encore elle émet elle-même un grand nombre de publications périodiques exclusivement consacrées à sa cause. Celles-ci contiennent naturellement les comptes rendus des opérations, des souscriptions, des meetings, des discours contre le régime prohibitif, répétant pour la millième fois que le monopole est contraire à l'ordre de la nature et que la Ligue a pour but de faire prévaloir l'ordre équitable de la Providence. – … L'association pour la liberté du commerce a surtout recours à ces pamphlets courts et peu coûteux, appelés tracts, arme favorite de la polémique anglaise: c'est avec ces courtes et populaires dissertations, à deux sous, dues à la plume d'écrivains éminents tels que Cobden et Bright, que la Ligue attaque perpétuellement le public, et entretient comme une continuelle fusillade à petit plomb. Elle ne dédaigne pas des armes plus légères encore; des affiches, des placards qui contiennent des devises, des pensées, des sentences, des aphorismes, des couplets, graves ou gais, philosophiques ou satiriques, mais tous ayant trait à ces deux objets précis: le Monopole et le Libre-Échange… La Ligue et l'anti-Ligue ont porté leur champ de bataille jusque dans les Abécédaires, semant ainsi les éléments de la discussion dans l'esprit des générations futures.

      «Toutes les publications de la Ligue sont non-seulement écrites, mais imprimées, mises sous enveloppe et publiées dans les salles du comité de Manchester. Je traversai une foule de pièces où s'accomplissent ces diverses opérations jusqu'à ce que j'arrivai à la grande salle de dépôt, où livres, journaux, rapports, tableaux, pamphlets, placards, étaient empilés, comme des ballots de mousseline ou de calicot. Nous parvînmes enfin à la salle des rafraîchissements, où le thé nous fut offert par des dames élégantes. La conversation s'engagea, etc…»

      Puisque M. Kohl a parlé de la participation des dames anglaises à l'œuvre de la Ligue, j'espère qu'on ne trouvera pas déplacées quelques réflexions à ce sujet. Je ne doute pas que le lecteur ne soit surpris, et peut-être scandalisé, de voir la femme intervenir dans ces orageux débats. Il semble que la femme perde de sa grâce en se risquant dans cette mêlée scientifique toute hérissée des mots barbares Tarifs, Salaires, Profits, Monopoles. Qu'y a-t-il de commun entre des dissertations