Carmen Paul

Le Sabot et le Ciel


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qu’il s’agissait d’une couleuvre et qu’elle était totalement inoffensive – mais que sa parente, la vipère, était, elle, très dangereuse. Il me la décrit si précisément que, lorsque j’en vus une des années plus tard, je sus tout de suite à quoi j’avais affaire.

      Je ne me souviens pas que mon grand-père ait un jour été fatigué de m’expliquer quelque chose. Je me souviens aussi très bien de ses yeux vifs, presque noirs, lorsqu’il me parlait de quelque chose qui le fascinait. J’ai hérité de cette couleur d’yeux, et c’est bien le seul trait physique que j’ai hérité de lui ; mais c’est son caractère qui m’a beaucoup marquée.

      Je me souviens encore très bien du moment où il m’expliqua ce qu’étaient des taches solaires. C’était trop compliqué pour moi et je n’arrivais vraiment pas à comprendre ; mais mon grand-père n’abandonna pas et m’emmena voir un vieil homme, qui avait l’air très intéressant. Il était petit, n’avait quasiment plus de cheveux sur la tête, mais avait par contre un long nez fin et tordu, de petits yeux vifs et une bosse dans le dos. J’avais déjà entendu parler de lui, mais ce fut la première fois que je le vis en vrai.

      Ce vieil homme possédait un télescope avec lequel on pouvait regarder le soleil. La mâchoire faillit me tomber lorsque je vis qu’il y avait véritablement des taches sur le soleil et que des lambeaux qui ressemblaient à des ailes de feu se déposaient sur le bord de l’astre. Ce vieil homme était artiste ; il m’arriva plus tard de passer chez lui de temps à autre regarder les tableaux qu’il peignait.

      À l’époque, je n’allais pas encore à l’école – et pourtant j’en appris plus sur le soleil et sur d’autres choses par ce vieux monsieur et par mon grand-père qu’en classe. Aujourd’hui je sais que cela faisait plaisir à mon grand-père de m’apprendre tout un tas de choses ; et je ne suis pas étonnée d’avoir eu une relation tellement proche avec lui qu’il m’arrivait parfois de penser : j’arrive à entendre ce qu’il pense.

      Grâce à mon grand-père, qui avait dans son étable, en plus des chevaux, des vaches, des cochons et toutes sortes d’autres animaux, je fis encore connaissance de quelqu’un : pour ses quadrupèdes et autres volailles, il avait besoin d’un vétérinaire. Dans notre cas, il s’agissait de la docteure Eleonore Rau, une jeune femme aux cheveux foncés, sûre d’elle et très gentille. La docteure Eleonore Rau m’a influencé de nombreuses façons, bien avant que je commence l’école.

      Nous n’avions pas de jardin d’enfants au village, c’est pourquoi j’étais beaucoup avec elle, et « madame la docteure » m’emmenait en visite chez ses patients. Entre nous, cela devait être « l’amour au premier regard », et je crois que c’était réciproque. Elle venait me chercher plusieurs fois par semaine, et j’avais le droit de l’accompagner dans sa voiture de service, une Wartburg 311, et faire sa tournée des fermes. Les grandes fermes neuves étaient celles des coopératives de production agricole, ou LPG, les petites fermes vétustes appartenant à des paysans privés, comme mon grand-père.

      À l’époque, je ne comprenais pas que ces LPG reposaient principalement sur de la contrainte et, de manière factuelle, sur l’expropriation des paysans, et que la création de ces LPG faisait couler beaucoup de larmes, puisque dans un État socialiste fait de travailleurs et de paysans, il ne devait pas y avoir de « grands propriétaires terriens » et d’économie privée. Moi, la seule chose qui m’intéressait, c’était de soigner des animaux, qu’ils soient propriété collective ou propriété du paysan. 5

      Pour moi, c’était merveilleux quand madame la docteure et moi pouvions aider et sauver un animal. Déjà en tant qu’enfant, j’étais au fait de toutes les choses liées au métier – et je pus bientôt aller chercher de la voiture les instruments dont la docteure avait besoin, le stéthoscope et les piqures, et bien entendu aussi les onguents et gouttes dont le cochon, la vache ou le mouton avaient besoin. Aujourd’hui, je suis persuadée qu’elle laissait délibérément quelque instrument dans la voiture, pour que j’apprenne tout de suite les termes, et dans quel cas il y avait besoin de quoi.

      Le premier instrument dont j’appris le nom fut le stéthoscope ; celui-là était très simple. Madame Rau m’expliqua précisément ce qu’elle allait faire et ce pour quoi elle avait besoin d’un stéthoscope. Il était rangé toujours au même endroit, et quand je revenais de la voiture avec l’instrument dans la main, elle me félicitait. Après, il y avait le matériel de bandage, qui était un peu plus compliqué parce qu’il y avait plusieurs tailles et matériaux ; certains bandages étaient élastiques, il fallait être précautionneux avec ceux-là. Ensuite, il y avait les piqûres servant à faire des prises de sang, et des plus petites qui servaient contre la douleur et la fièvre ; il fallait une canule plus grosse pour les bœufs que pour les agneaux. À cinq ans, ce n’était plus un problème pour moi, je pouvais déjà bien faire la différence et je ne peux pas me souvenir d’avoir une fois apporté la mauvaise chose à Madame Rau. Un petit panier était à ma disposition dans la voiture dans le cas où je devrais prendre beaucoup d’instruments et que mes petites mains n’étaient pas assez grandes pour tout porter.

      Une fois, nous fûmes appelées pour la naissance d’un petit veau. La situation était malheureusement déjà épineuse lorsque nous arrivâmes, il fallait que ça aille vite et Madame Rau prit directement tout le matériel dont elle aurait besoin avec elle. Je pus donc regarder tranquillement ce qui se passait — tranquillement, je devrais dire le regard braqué ! —, comment elle retourna le petit veau dans le ventre de la vache et l’aida à venir au monde. J’étais encore si petite et si jeune, et pourtant je compris directement à ce moment que quelque chose de merveilleux était en train de se produire ; j’en pleurais presque. Et puis la maman vache ! Elle était beaucoup trop faible, pour se lever ; et pourtant elle tint à lécher amoureusement le veau pour le sécher, et de temps à autre elle le poussait et le retournait avec un tendre et doux « Meuh ». C’était tout simplement parfait ! J’étais au comble du bonheur, que tout se soit bien passé et que nous ayons pu sauver la maman vache.

      25 ans plus tard, grâce à ce que j’avais pu apprendre ce jour-là, je pus aider mon beau-père à sauver une brebis et ses deux petits agneaux. Le premier était tellement coincé dans la position de siège que, s’il n’avait pas été retourné, les deux seraient morts, de même que la brebis. Encore heureux que nous avions le téléphone ! J’appelais Madame Rau et lui demanda s’il était possible de procéder de la même manière avec les brebis qu’avec les vaches. « Bonne question » ? Non, ma « madame docteure » m’instruit précisément de la marche à suivre et de ce que je ne devais absolument pas faire — et surtout, elle me donna confiance en moi par des instructions claires. Je fis ce qu’elle me dit, et les trois survécurent ! Les deux agneaux étaient déjà bien grands – et bien entendu, ils devinrent mes agneaux favoris.

      Quand nous nous mettions ensuite en route pour le prochain patient, les félicitations de ma « madame docteure » pour mon travail me faisaient surement grandir d’au moins trois centimètres ! Ses louanges ont renforcé ma confiance en moi et m’ont donné le courage d’essayer plus de choses, peu importe si de temps à autre il m’arrivait de faire une erreur, je les assumais.

      Les paysans desquels nous nous occupions s’habituèrent vite à ce que le Dr Rau vienne souvent accompagnée par moi. Bien que tous ces paysans pouvaient s’en douter, ils me demandaient régulièrement ce que je voudrais être plus tard. Pour moi c’était clair : quand je serai grande, je serai vétérinaire ! Et personne ne s’en étonna.

      Lorsque l’école débuta finalement, je ne pus bien sûr plus accompagner le Dr Rau dans les étables aussi souvent qu’auparavant ; en revanche, je lui rendais volontiers visite chez elle. Son appartement était très joliment décoré ; Dr Rau avait, comme il me semblait à l’époque, un nombre incalculable de livres, beaucoup plus que ce qu’il serait possible de lire en une vie. Ou peut-être que si, en commençant assez tôt et en lisant de manière assidue ? En tous les cas, je commençais sans attendre à me cultiver l’esprit à l’aide des ouvrages de sa bibliothèque. J’ai rendu visite à mon amie pendant de longues années