feu restent probablement mes plus beaux souvenirs avec mon grand-père. Il y avait dans la cuisine de ma grand-mère un poêle de masse, avec une trappe pare-feu et un puits de maintien de chaleur que l’on pouvait refermer avec une petite grille métallique. Quand je repense à ce poêle, je repense au froid que je pouvais ressentir en regardant par la fenêtre, aux craquements du bois qui brûlait dans le poêle, et aussi aux spirales de peau de pommes pelées et à l’odeur de pommes rôties.
Ma grand-mère fourrait les pommes rôties et les glissait ensuite dans le chauffe-plat du poêle ; mon grand-père était assis devant et épluchait avec une patience infinie une pomme après l’autre. Je me souviens encore très bien des pommiers qui se tenaient devant la maison. Ils fleurissaient au printemps, les fruits grandissaient en été, ils murissaient en automne, et quand le temps était venu de les récolter, mon grand-père les récoltait dans une corbeille.
Fascinée, je le regardais éplucher les pommes — la plupart du temps assise devant lui sur un repose-pieds —, voyant comme les spirales des épluchures devenaient de plus en plus longues.
C’était pour moi la plus belle chose, car je pouvais ensuite manger les épluchures, l’une après l’autre. La cerise sur le gâteau étant ensuite de manger les pommes rôties, agrémentées de sauce à la vanille. Je peux encore sentir et goûter l’odeur et le goût de ces journées.
Aujourd’hui, je sais à quel point c’était précieux que mon grand-père et ma grand-mère aient toujours pris le temps qu’il fallait avec moi. Maintenant, je suis moi aussi grand-mère et je chéris encore plus ces moments, car ma petite-fille vit à plus de 300 kilomètres — et j’ai souvent le sentiment que mon cœur éclate tant ma petite chérie me manque !
J’avais six ans et étais alors en première année d’école primaire ; à l’époque, nous avions école aussi le samedi. Un de ces samedis en hiver, le 12 décembre 1965, alors que j’étais en classe, je me levais d’un bond en pleurant, et dit à mon institutrice qu’il fallait que je rentre immédiatement, car mon grand-père était décédé. Ma pauvre institutrice, que pouvait-elle faire ? Elle pria un de mes camarades qui vivait dans mon voisinage de me ramener à la maison. Il m’accompagna jusqu’à la porte d’entrée et je montais les escaliers menant à l’appartement. Nous vivions dans les combles d’une vieille maison assez grande au centre de Löbau, une petite ville de Saxe. Lorsque j’entrai dans notre appartement, je vis ma mère pleurant assise à la table, qui me dit dans un sanglot que grand-père était décédé. Je répondis seulement : « Je sais », et alla dans ma chambre. Jusqu’à aujourd’hui, cinquante ans après, j’ai l’impression de pouvoir ressentir la douleur de cette perte.
Mon grand-père était-il chrétien et connaissait-il Jésus comme moi? Je le connais, ça je ne le sais pas. Mais je sais qu’il a plus souffert après la guerre sous le régime communiste que pendant la guerre. Il ne fut jamais enrôlé, et n’a jamais tiré sur quelqu’un. Son métier était d’être « Suisse » – il faisait tout: ouvrier agricole, vacher, éleveur de bétail, fermier – et il formait aussi de jeunes hommes à ce métier ; la condition en était cependant qu’il devait devenir membre de la NSDAP. Comme ce fut le cas plus tard en RDA j’imagine, sauf qu’il fallait alors être membre du Parti socialiste unifié (SED).
Après la guerre, quelqu’un l’a dénoncé, dénigré aux Russes pour cette appartenance à la NSDAP, et mon grand-père fut envoyé au travail à la mine à Aue, d’où il ne revint que des années plus tard, gravement malade. Je ne le sus que des années après sa mort, par ma grand-mère ; de son vivant, mon grand-père n’a jamais rien laissé paraître.
Histoires d’école
La scolarité fut pour moi une période pleine de défis. Je souris en repensant à ces années, mais il y eut aussi de mauvais souvenirs. J’avais, je crois, un sens aigu de la justice, ce qui me causa souvent des soucis. Je suis contente qu’il ne me reste que peu de souvenirs de cette époque.
Il y avait dans ma classe un garçon avec des lunettes aux verres très épais, et un jour, l’institutrice ne trouva rien de mieux que de se moquer de lui. J’avais alors huit ans et déjà à cette époque, je ne pouvais pas comprendre pourquoi des adultes se moquaient d’enfants, mais que ce soit en plus une institutrice qui le fasse, c’en était trop ! J’explosai et lui passa un savon.
La situation escalada lorsque la dame me hurla de me taire, alors que j’étais seulement en train d’expliquer qu’on n’avait pas le droit de se moquer des gens comme ça, et surtout pas des enfants ! Bien entendu, je continuais à faire entendre ma voix, jusqu’à ce qu’elle me pince sous le menton par la peau du cou. Cela me fit complètement disjoncter – et plus rien de me retint : de douleur, je réagis de manière complètement incontrôlée et flanqua une telle gifle à mon institutrice que j’entends encore aujourd’hui le son de la claque.
Dans le même temps, je lui donnai un coup avec mon pied droit dans le tibia, de sorte qu’elle tomba littéralement à genoux devant moi. Elle fut en l’arrêt de travail pendant trois semaines après cela à cause d’un hématome au tibia ; quant à mon méfait, il resta impuni.
J’eus encore une expérience particulière avec cette institutrice. J’étais alors en deuxième année d’école primaire et déjà une fille très maligne.
Tous les matins, nous devions entrer dans l’école par une grande porte battante en verre, et tous les matins, elle se tenait là pour nous saluer, les uns amicalement, les autres pas du tout, puisque même les instituteurs ont, me semble-t-il, leurs élèves préférés.
Chaque matin en passant par cette porte, je devais m’arrêter devant elle, lui dire « Bonjour, Madame l’Institutrice » en la regardant dans les yeux, ce que fis, en sachant très bien ce qui viendrait ensuite. Car à chaque fois que je regardais Madame l’Institutrice, elle se plaignait du fait que je n’avais de nouveau pas nettoyé mes yeux, et qu’elle pouvait à peine les regarder à cause de la porte en verre qui se reflétait dedans. Je ne comprenais pas pourquoi elle disait ça, mais ma colère monta de jour en jour. Bien sûr que mes yeux étaient aussi noirs qu’hier et avant-hier et la semaine dernière, mais tous les jours je filais directement dans les toilettes de l’école pour me laver les yeux.
Ce matin-là donc, je ne le fis pas. Je passai la porte vitrée et restai immobile, pris une bille de taille moyenne et la lança dans la vitre, qui explosa en mille morceaux avec grand fracas. Je dis ensuite à mon institutrice « Voilà, comme ça vous ne serez plus éblouie. », me retourna, et partit.
Cette fois-là, je pus ressentir les conséquences de mon acte, mais celles-ci furent plutôt agréables : mon institutrice me laissa immédiatement tranquille, et quand elle me voyait dans les parages, elle pesait chacun de ses mots.
Un an plus tard, je devais avoir neuf ans, je fis une expérience qui me fait encore réfléchir aujourd’hui. Mon beau-père m’avait raconté beaucoup de choses sur la guerre. Il avait été à Stalingrad et me racontait bien entendu aussi ce qu’il y avait vécu.
Ses histoires, cependant, étaient souvent différentes de celles que nous entendions à l’école. À l’école, les Allemands étaient toujours les criminels et les soldats russes étaient toujours les bons. J’ai donc rapidement compris que rien n’est soit blanc, soit noir dans une guerre et que les frontières sont souvent plus que simplement dépassées. Qu’il y avait des gens vraiment méchants des deux côtés.
Mon beau-père a survécu à ce moment-là, parce qu’il était passé pour mort. Voilà comment cela s’est passé : durant des jours et des jours, ils n’avaient rien à manger et n’avaient pas non plus la possibilité de boire quelque chose. Durant un combat urbain, ils trouvèrent dans une cave une caisse en bois remplie de bouteilles de vin, qu’ils burent, tant ils étaient affamés et assoiffés. Lorsqu’ils se réveillèrent, ils étaient en route dans un convoi de prisonniers.
C’est comme ça qu’il a survécu à la