Carmen Paul

Le Sabot et le Ciel


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je n’avais pas vu qu’un policier était là. Il m’arrêta, et s’en suivi une tirade de remontrances – et quand il vit l’autocollant ! Il se mit à crier, et je crus presque qu’il allait complètement perdre les pédales. Il me dit : si je ne retirais pas immédiatement ce symbole honteux venu tout droit du mauvais capitalisme, il ferait en sorte que je doive porter l’uniforme avec la bande jaune.

      Je bouillonnais intérieurement. Je sentais que mille paroles me venaient à l’esprit, mais c’est surtout l’idée que j’avais oublié de prendre mon petit-déjeuner qui parlait le plus fort ! Le policier me demanda 20 marks parce que j’avais traversé le carrefour à pied et que c’était interdit.

      Je ne doutais pas du fait qu’il puisse me faire aller en prison (pas à cause du raccourci, mais à cause de la veste avec l’autocollant) ; mais ce qui était bien pire pour moi, c’est que j’avais oublié mon petit-déjeuner ! Je lui donnai donc les 20 marks. C’était beaucoup d’argent, c’est ce que j’ai payé plus tard chaque mois pour ma chambre, ou bien cela aurait suffi pour m’acheter une bonne demi-livre de café. Puis j’enleva ma veste que je lui remis en souriant : « Amusez-vous bien avec ! », me retournai et partis en courant à travers l’intersection dans le sens inverse pour aller chercher mon petit déjeuner. Quand je ressortis pour prendre le bus, j’empruntai un autre chemin — on ne sait jamais.

       Examen en habit de sport

      L’examen final arriva enfin, ensuite ce serait terminé — c’est tout du moins ce que je pensais. Le jour de l’examen, j’enfilai ma chemise de la Jeunesse Libre Allemande et un jean, de la marque « Levi’s » bien sûr, et allais à l’école professionnelle. Par précaution, je portais un pantalon de sport en dessous, et mon pressentiment ne me trompa pas : un des professeurs «tomba des nues» – selon ses propres termes : comment osais-je me présenter à l’examen, accoutrée d’un pantalon capitaliste, surtout porté en combinaison avec la chemine bleue «sacrée» ? (Les couleurs n’allaient vraiment pas ensemble et le tout faisait mal aux yeux, mais ce n’était pas le sujet.)

      Il appela le directeur et je dus entendre une autre tirade de remontrances. Tout ça bien entendu le jour de l’examen ! Le directeur et le professeur me dirent que je devrais rentrer immédiatement chez moi pour me changer, et que je pourrais ensuite passer mon examen final.

      Je les regardais et ne pus m’empêcher d’éclater de rire ! À ce moment-là, je vis soudain la sottise de ce communisme et du professeur complètement sous l’emprise de cette idéologie — et je retirais mon pantalon en face d’eux. Je les priais de bien faire attention à mon jean, et déambulais en pantalon de sport et chemise de la Jeunesse Libre Allemande jusqu’à ma table d’examen. Quand j’eus fini de passer l’examen, je repartis chercher mon Levi’s et l’enfila directement. Puis je leur dis, en désignant la chemise de la Jeunesse Libre Allemande : «Ça, je n’en ai plus besoin, vous pouvez la garder.»

      Bien sûr, c’était clair pour moi que je pourrais dorénavant oublier le travail de mes rêves. Je sentais aussi que les années d’amour pour notre « État ouvrier et paysan » s’étaient transformées en une haine irrépressible pour ce régime ; et la garder sous contrôle m’a coûté beaucoup de force et de discipline.

      Après mon apprentissage, je commençai à travailler dans une « exploitation laitière » à Herwigsdorf. Une exploitation laitière est une gigantesque étable, équipée de matériel moderne. Nous ne travaillions pas en deux parties – le matin et le soir – mais soit le matin, soit le soir, c’est-à-dire par équipes.

       Collègue préférée

      Il m’a fallu un certain temps pour accepter le fait que je ne guérirais jamais un animal, mais je m’étais juré : mieux valait être honnête que de vivre toute sa vie dans le mensonge ! Cette devise m’aida à surmonter la douleur.

      Beaucoup de choses que j’ai apprises de Madame la Docteure me sont restées. C’était vraiment une très belle époque et bien que je n’aie pas eu le droit d’apprendre ce métier, j’ai gardé beaucoup de choses à l’esprit. Comme je n’ai jamais perdu mon amour pour les animaux et que j’en ai moi-même toujours eu, beaucoup d’occasions se présentèrent pendant lesquelles je pus les aider.

      J’avais de nombreux collègues sympathiques à Herwigsdorf, mais deux de ces collègues, des femmes, étaient spéciales, et c’est elles que je préférais. L’une s’appelait Christine, elle est arrivée à l’exploitation alors que j’étais là depuis deux ans. Notre amitié a survécu à tout, vraiment à tout, et jusqu’à aujourd’hui.

      Christine avait été élevée dans l’idéologie communiste par ses parents, mais de manière très différente de ce que je connaissais. Cela me fascinait qu’elle résiste à l’injustice, qu’elle n’a pas peur d’ouvrir la bouche – parfois très haut et très fort, mais c’est justement ce qui m’inspirait tant.

      J’ai rencontré très peu de gens qui puissent être autant passionnés par leur idéologie et pourtant être si sensible et affectueux. C’est aussi une forme de foi qu’elle porte en elle, bien que celle-ci soit vouée à l’échec, comme beaucoup d’exemples l’ont démontré. Jusqu’à ce jour, nous avons toutes deux toléré la foi de l’autre, sans la dévaluer et sans vouloir la convertir.

      Comme j’aimerais que Christine découvre en elle l’amour de Jésus. Attendons de voir !

       Bras de fer

      L’autre femme que j’ai rencontrée à Herwigsdorf et qui fut très importante pour moi s’appelle Hanna. Hanna s’exprimait aussi haut et fort, mais de manière complètement différente. Elle n’avait aucun mal à dire librement le fait que tu étais une bonne personne, ce que tu avais fait de mal, ou qu’elle t’aimait bien. Elle était patiente et si naturellement pleine d’humilité que je me demandais tout le temps ce qui la rendait si spéciale.

      Elle pouvait te tenir la main et même sans qu’elle n’ait parlé, tu te sentais réconforté. Les murs vibraient quand elle riait et, qu’on le veuille ou non, on était pris du même rire.

      Et Hanna était tenace ! Pendant presque une année, elle m’invita au cercle qu’elle réunissait chez elle — et pendant presque une année, je trouvais toutes les excuses possibles et imaginables pour ne pas y aller. Mais toute chose ayant une fin, un jour nous arrivâmes au terme de ce bras de fer : d’un côté, Hanna m’invitait constamment chez elle pour rejoindre son cercle, de l’autre, le secrétaire du parti m’ennuyait chaque semaine pour savoir si je ne voulais pas reprendre les rangs des chemises bleues — il me proposa même de rejoindre le SED !

      Ce n’était pas si facile de devenir membre du parti ; il fallait deux membres du parti qui se portaient garants, et au bout d’un an, le secrétaire du parti m’offrait l’admission ! Mais je ne comprenais pas comment cet homme pouvait même envisager de me faire changer d’avis.

      

       Impertinence !

      Cette lutte acharnée me fit accepter la proposition d’Hanna un jour de janvier. Cette soirée serait une soirée spéciale, m’avait-elle dit, un pasteur de l’église des frères Herrnhut, Morgenstern, serait là. Je me dit : je vais y aller et lui dirais demain que ce n’est pas pour moi, et puis qui croit encore à ces vieilleries ?

      Il y avait une autre collègue qu’Hanna avait invitée plusieurs fois, et nous décidâmes d’y aller ensemble et d’en finir pour de bon. Dehors, il faisait un froid glacial, mais les Heinze avaient bien chauffé la pièce et nous fûmes accueillies de manière très amicale. Il n’y avait que des vieilles dames qui étaient présentes ; nous quatre, mon autre collègue, Hanna et sa sœur Ursel, qui était aussi notre patronne dans l’exploitation, étions de loin les plus jeunes du groupe.

      Le pasteur arriva et salua cordialement tout le monde.