vingt minutes, nous vîmes tous les avant-postes
des Russes se replier et rentrer dans la redoute.
[15] Une batterie d'artillerie vint s'établir à notre droite,
une autre à notre gauche, mais toutes les deux bien en
avant de nous. Elles commencèrent un feu très vif sur
l'ennemi, qui riposta énergiquement, et bientôt la redoute
de Cheverino disparut sous des nuages épais de fumée.
[20] Notre régiment était presque à couvert du feu des
Russes par un pli de terrain. Leurs boulets, rares d'ailleurs
pour nous (car ils tiraient de préférence sur nos canonniers),
passaient au-dessus de nos têtes, ou tout au plus nous
envoyaient de la terre et de petites pierres.
[25] Aussitôt que l'ordre de marcher en avant nous eut été
donné, mon capitaine me regarda avec une attention qui
m'obligea à passer deux ou trois fois la main sur ma jeune
moustache d'un air aussi dégagé qu'il me fut possible.
Au reste, je n'avais pas peur, et la seule crainte que
[30] j'éprouvasse, c'était que l'on ne s'imaginât que j'avais
peur. Ces boulets inoffensifs contribuèrent encore à me
maintenir dans mon calme héroïque. Mon amour-propre
me disait que je courais un danger réel, puisque enfin
j'étais sous le feu d'une batterie. J'étais enchanté d'être
si à mon aise, et je songeai au plaisir de raconter la prise
de la redoute de Cheverino, dans le salon de madame de
[5] B * * *, rue de Provence.
Le colonel passa devant notre compagnie; il m'adressa
la parole: «Eh bien, vous allez en voir de grises pour votre
début.»
Je souris d'un air tout à fait martial en brossant la
[10] manche de mon habit, sur laquelle un boulet, tombé à
trente pas de moi, avait envoyé un peu de poussière.
Il parut que les Russes s'aperçurent du mauvais succès
de leurs boulets; car ils les remplacèrent par des obus qui
pouvaient plus facilement nous atteindre dans le creux où
[15] nous étions postés. Un assez gros éclat m'enleva mon
schako et tua un homme auprès de moi.
--Je vous fais mon compliment, me dit le capitaine,
comme je venais de ramasser mon schako, vous en voilà
quitte pour la journée. Je connaissais cette superstition
[20] militaire qui croit que l'axiome non bis in idem trouve son application aussi bien sur un champ de bataille que dans une cour de justice. Je remis fièrement mon schako. --C'est faire saluer les gens sans cérémonie, dis-je aussi gaiement que je pus. Cette mauvaise plaisanterie, vu la [25] circonstance, parut excellente. --Je vous félicite, reprit le capitaine, vous n'aurez rien de plus, et vous commanderez une compagnie ce soir; car je sens bien que le four chauffe pour moi. Toutes les fois que j'ai été blessé, l'officier auprès de moi a reçu quelque [30] balle morte, et, ajouta-t-il d'un ton plus bas et presque honteux, leurs noms commençaient toujours par un P. Je fis l'esprit fort; bien des gens auraient fait comme moi;
bien des gens auraient été aussi bien que moi frappés de
ces paroles prophétiques. Conscrit comme je l'étais, je
sentais que je ne pouvais confier mes sentiments à personne,
et que je devais toujours paraître froidement
[5] intrépide.
Au bout d'une demi-heure, le feu des Russes diminua
sensiblement; alors nous sortîmes de notre couvert pour
marcher sur la redoute.
Notre régiment était composé de trois bataillons. Le
[10] deuxième fut chargé de tourner la redoute du côté de la
gorge; les deux autres devaient donner l'assaut. J'étais
dans le troisième bataillon.
En sortant de derrière l'espèce d'épaulement qui nous
avait protégés, nous fûmes reçus par plusieurs décharges
[15] de mousqueterie qui ne firent que peu de mal dans nos
rangs. Le sifflement des balles me surprit: souvent je
tournais la tête, et je m'attirai ainsi quelques plaisanteries
de la part de mes camarades plus familiarisés avec ce bruit.
--A tout prendre, me dis-je, une bataille n'est pas une
[20] chose si terrible.
Nous avancions au pas de course, précédés de tirailleurs:
tout à coup les Russes poussèrent trois hourras, trois
hourras distincts, puis demeurèrent silencieux et sans
tirer.
[25]--Je n'aime pas ce silence, dit mon capitaine; cela ne
nous présage rien de bon.
Je trouvai que nos gens étaient un peu trop bruyants, et
je ne pus m'empêcher de faire intérieurement la comparaison
de leurs clameurs tumultueuses avec le silence imposant
[30] de l'ennemi.
Nous parvînmes rapidement au pied de la redoute, les
palissades avaient été brisées et la terre bouleversée par
nos boulets. Les soldats s'élancèrent sur ces ruines
nouvelles avec des cris de Vive l'empereur! plus fort qu'on ne l'aurait attendu de gens qui avaient déjà tant crié. Je levai les yeux, et jamais je n'oublierai le spectacle que [5]je vis. La plus grande partie de la fumée s'était élevée et restait suspendue comme un dais à vingt pieds au-dessus de la redoute. Au travers d'une vapeur bleuâtre, on apercevait derrière leur parapet à demi détruit les grenadiers russes, l'arme haute, immobiles comme des statues. Je [10] crois voir encore chaque soldat, l'oeil gauche attaché sur nous, le droit caché par son fusil élevé. Dans une embrasure, à quelques pieds de nous, un homme tenant une lance à feu était auprès d'un canon. Je frissonnai, et je crus que ma dernière heure était [15] venue. --Voilà la danse qui va commencer! s'écria mon capitaine. Bonsoir! Ce furent les dernières paroles que je l'entendis prononcer. [20] Un roulement de tambours retentit dans la redoute. Je vis se baisser tous les fusils. Je fermai les yeux; et j'entendis un fracas épouvantable, suivi de cris et de gémissements. J'ouvris les yeux, surpris de me trouver encore au monde. La redoute était de nouveau enveloppée [25] de fumée. J'étais entouré de blessés et de morts. Mon capitaine était étendu à mes pieds: sa tête avait été broyée par un boulet, et j'étais couvert de sa cervelle et de son sang. De toute ma compagnie, il ne restait debout que six hommes et moi. [30] A ce carnage succéda un moment de stupeur. Le colonel, mettant son chapeau au bout de son épée, gravit le premier le parapet en criant: Vive l'empereur! il fut suivi aussitôt
de tous les survivants.