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Contes Français


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l'un en face de l'autre, fumant nos pipes en silence. Silvio

       semblait soucieux et il ne restait plus sur son front la

       moindre trace de sa gaieté convulsive. Sa pâleur sinistre,

       [20] ses yeux ardents, les longues bouffées de fumée qui

       sortaient de sa bouche, lui donnaient l'air d'un vrai démon.

       Au bout de quelques minutes, il rompit le silence.

       --Il se peut, me dit-il, que nous ne nous revoyions jamais:

       avant de nous séparer, j'ai voulu avoir une

       [25]explication avec nous. Vous avez pu remarquer que je me

       soucie peu de l'opinion des indifférents; mais je vous

       aime, et je sens qu'il me serait pénible de vous laisser de

       moi une opinion défavorable.

       Il s'interrompit pour faire tomber la cendre de sa pipe.

       [30] Je gardai le silence et je baissai les yeux.

       --Il a pu vous paraître singulier, poursuivit-il, que je

       n'aie pas exigé une satisfaction complète de cet ivrogne,

      

      de ce fou de R... Vous conviendrez qu'ayant le droit

       de choisir les armes, sa vie était entre mes mains, et que

       je n'avais pas grand risque à courir. Je pourrais appeler

       ma modération de la générosité, mais je ne veux pas mentir.

       [5] Si j'avais pu donner une correction à R... sans

       risquer ma vie, sans la risquer en aucune façon, il n'aurait

       pas été si facilement quitte avec moi.

       Je regardai Silvio avec surprise. Un pareil aveu me

       troubla au dernier point. Il continua.

       [10]--Eh bien, malheureusement, je n'ai pas le droit de

       m'exposer à la mort. Il y a six ans, j'ai reçu un soufflet,

       et mon ennemi est encore vivant.

       Ma curiosité était vivement excitée.

       --Vous ne vous êtes pas battu avec lui? lui demandai-je.

       [15]Assurément, quelques circonstances particulières vous

       ont empêché de le joindre?

       --Je me suis battu avec lui, répondit Silvio, et voici un

       souvenir de notre rencontre.

       Il se leva et tira d'une boite un bonnet de drap rouge

       [20] avec un galon et un gland d'or, comme ce que les Français

       appellent bonnet de police; il le posa sur sa tête; il

       était percé d'une balle à un pouce au-dessus du front.

       --Vous savez, dit Silvio, que j'ai servi dans les hussards

       de... Vous connaissez mon caractère. J'ai l'habitude

       [25] de la domination; mais, dans ma jeunesse, c'était

       chez moi une passion furieuse. De mon temps, les tapageurs

       étaient à la mode: j'étais le premier tapageur de

       l'armée. On faisait gloire de s'enivrer: j'ai mis sous la

       table le fameux B..., chanté par D. D... Tous les

       [30] jours, il y avait des duels dans notre régiment: tous les

       jours, j'y jouais mon rôle comme second ou principal.

       Mes camarades m'avaient en vénération, et nos officiers

      supérieurs, qui changeaient sans cesse, me regardaient

       comme un fléau dont on ne pouvait se délivrer.

       «Pour moi, je suivais tranquillement (ou plutôt fort

       tumultueusement) ma carrière de gloire, lorsqu'on nous

       [5] envoya au régiment un jeune homme riche et d'une famille

       distinguée. Je ne vous le nommerai pas. Jamais il ne

       s'est rencontré un gaillard doué d'un bonheur plus insolent.

       Figurez-vous jeunesse, esprit, jolie figure, gaieté

       enragée, bravoure insouciante du danger, un beau nom,

       [10] de l'argent tant qu'il en voulait, et qu'il ne pouvait venir

       à bout de perdre; et, maintenant, représentez-vous quel

       effet il dut produire parmi nous. Ma domination fut

       ébranlée. D'abord, ébloui de ma réputation, il rechercha

       mon amitié. Mais je reçus froidement ses avances, et lui,

       [15] sans en paraître le moins du monde mortifié, me laissa

       là. Je le pris en grippe. Ses succès dans le régiment et

       parmi les dames me mettaient au désespoir. Je voulus lui

       chercher querelle. A mes épigrammes, il répondit par des

       épigrammes qui, toujours, me paraissaient plus piquantes

       [20] et plus inattendues que les miennes, et qui, pour le moins,

       étaient beaucoup plus gaies. Il plaisantait; moi, je

       haïssais. Enfin, certain jour, à un bal chez un propriétaire

       polonais, voyant qu'il était l'objet de l'attention de

       plusieurs dames, et notamment de la maîtresse de la

       [25] maison, avec laquelle j'étais fort bien, je lui dis à l'oreille

       je ne sais quelle plate grossièreté. Il prit feu et me donna

       un soufflet. Nous sautions sur nos sabres, les dames

       s'évanouissaient; on nous sépara, et, sur-le-champ, nous

       sortîmes pour nous battre.

       [30] «Le jour paraissait. J'étais au rendez-vous avec mes

       trois témoins, attendant mon adversaire avec une impatience

       indicible. Un soleil d'été se leva, et déjà la

      chaleur commençait à nous griller. Je l'aperçus de loin.

       Il s'en venait à pied en manches de chemise, son uniforme

       sur son sabre, accompagné d'un seul témoin. Nous

       allâmes à sa rencontre. Il s'approcha, tenant sa casquette

       [5] pleine de guignes. Nos témoins nous placèrent à douze

       pas. C'était à moi de tirer le premier; mais la passion et

       la haine me dominaient tellement, que je craignis de n'avoir

       pas la main sûre, et, pour me donner le temps de me calmer,

       je lui cédai le premier feu. Il refusa. On convint de s'en

       [10] rapporter au sort. Ce fut à lui de tirer le premier, à lui,

       cet éternel enfant gâté de la fortune. Il fit feu et perça

       ma casquette. C'était à mon tour. Enfin, j'étais maître

       de sa vie. Je le regardais avec avidité, m'efforçant de

       surprendre sur ses traits au moins une ombre d'émotion.

       [15] Non, il était sous mon pistolet, choisissant dans sa

       casquette les guignes les plus mûres et soufflant les noyaux,

       qui allaient tomber