«--Que gagnerai-je, me dis-je, à lui ôter la vie, quand
[20] il en fait si peu de cas?
«Une pensée atroce me traversa l'esprit. Je désarmai
mon pistolet:
«--Il parait, lui dis-je, que vous n'êtes pas d'humeur
de mourir pour le moment. Vous préférez déjeuner. A
[25] votre aise, je n'ai pas envie de vous déranger.
«--Ne vous mêlez pas de mes affaires, répondit-il, et
donnez-vous la peine de faire feu... Au surplus, comme
il vous plaira: vous avez toujours votre coup à tirer, et,
en tout temps, je serai à votre service.
[30]«Je m'éloignai avec les témoins, à qui je dis que, pour
le moment, je n'avais pas l'intention de tirer; et ainsi se
termina l'affaire.
«Je donnai ma démission et me retirai dans ce village.
Depuis ce moment, il ne s'est pas passé un jour sans que
je songeasse à la vengeance. Maintenant, mon heure est
venue!...
[5]Silvio tira de sa poche la lettre qu'il avait reçue le matin
et me la donna à lire. Quelqu'un, son homme d'affaires
comme il semblait, lui écrivait de Moscou que la personne
en question allait bientôt se marier avec une jeune et belle
demoiselle.
[10]--Vous devinez, dit Silvio, quelle est la personne en
question. Je pars pour Moscou. Nous verrons s'il regardera
la mort, au milieu d'une noce, avec autant de
sang-froid qu'en face d'une livre de guignes!
A ces mots, il se leva, jeta sa casquette sur le plancher,
[15] et se mit à marcher par la chambre de long en large,
comme un tigre dans sa cage. Je l'avais écouté, immobile
et tourmenté par mille sentiments contraires.
Un domestique entra et annonça que les chevaux étaient
arrivés. Silvio me serra fortement la main; nous nous
[20]embrassâmes. Il monta dans une petite calèche où il y avait
deux coffres contenant, l'un ses pistolets, l'autre son
bagage. Nous nous dîmes adieu encore une fois, et les
chevaux partirent.
II
Quelques années se passèrent, et des affaires de famille
[25] m'obligèrent à m'exiler dans un misérable petit village
du district de * * *. Occupé de mon bien, je ne cessais de
soupirer en pensant à la vie de bruit et d'insouciance que
j'avais menée jusqu'alors. Ce que je trouvai de plus
pénible, ce fut de m'habituer à passer les soirées de
[30]printemps et d'hiver dans une solitude complète. Jusqu'au
diner, je parvenais tant bien que mal à tuer le temps,
causant avec le staroste, visitant mes ouvriers, examinant
mes constructions nouvelles. Mais, aussitôt qu'il commençait
à faire sombre, je ne savais plus que devenir. Je
[5] connaissais par coeur le petit nombre de livres que j'avais
trouvés dans les armoires et dans le grenier. Toutes les
histoires que se rappelait ma ménagère, la Kirilovna, je
me les étais fait conter et reconter. Les chansons des
paysannes m'attristaient. Je me mis à boire des liqueurs
[10]fraîches et autres, et cela me faisait mal à la tête. Oui,
je l'avouerai, j'eus peur un instant de devenir ivrogne par
dépit, autrement dit un des pires ivrognes, tel que notre
district m'en offrait quantité de modèles.
De proches voisins, il n'y avait près de moi que deux
[15]ou trois de ces ivrognes émérites dont la conversation ne
consistait guère qu'en soupirs et en hoquets. Mieux
valait la solitude. Enfin, je pris le parti de me coucher
d'aussi bonne heure que possible, de dîner le plus tard
possible, en sorte que je résolus le problème d'accourcir
[20]les soirées et d'allonger les jours, et je vis que cela était bon. A quatre verstes de chez moi se trouvait une belle propriété appartenant à la comtesse B * * *, mais il n'y avait là que son homme d'affaires; la comtesse n'avait habité son château qu'une fois, la première année de son [25]mariage, et n'y était demeurée guère qu'un mois. Un jour, le second printemps de ma vie d'ermite, j'appris que la comtesse viendrait passer l'été avec son mari dans son château. En effet, ils s'y installèrent au commencement du mois de juin. [30] L'arrivée d'un voisin riche fait époque dans la vie des campagnards. Les propriétaires et leurs gens en parlent deux mois à l'avance et trois ans après. Pour moi, je
l'avoue, l'annonce de l'arrivée prochaine d'une voisine
jeune et jolie m'agita considérablement. Je mourais
d'impatience de la voir, et, le premier dimanche qui suivit
son établissement, je me rendis après dîner au château
[5] de * * * pour présenter mes hommages à madame la
comtesse en qualité de son plus proche voisin et son plus
humble serviteur.
Un laquais me conduisit dans le cabinet du comte et
sortit pour m'annoncer. Ce cabinet était vaste et meublé
[10] avec tout le luxe possible. Le long des murailles, on
voyait des armoires remplies de livres, et sur chacune un
buste en bronze; au-dessus d'une cheminée de marbre,
une large glace. Le plancher était couvert de drap vert,
par-dessus lequel étaient étendus des tapis de Perse.
[15] Déshabitué du luxe dans mon taudis, il y avait si longtemps
que je n'avais vu le spectacle de la richesse, que je me
sentis pris par la timidité, et j'attendis le comte avec un
certain tremblement, comme un solliciteur de province
qui va se présenter à l'audience d'un ministre. La porte
[20] s'ouvrit, et je vis entrer un jeune homme de trente-deux
ans, d'une charmante figure. Le comte m'accueillit de la
manière la plus ouverte et la plus aimable. Je fis un effort
pour me remettre, et j'allais commencer mon compliment
de voisinage, lorsqu'il me prévint en m'offrant sa maison
[25] de la meilleure grâce. Nous nous assîmes. La conversation,
pleine de naturel et d'affabilité, dissipa bientôt
ma timide sauvagerie, et je commençais à me trouver