Divers Auteurs

Contes Français


Скачать книгу

la redoute, je ne

       sais comment. On se battit corps à corps au milieu d'une

       fumée si épaisse, que l'on ne pouvait se voir. Je crois que

       [5] je frappai, car mon sabre se trouva tout sanglant. Enfin

       j'entendis crier: «Victoire!» et la fumée diminuant, j'aperçus

       du sang et des morts sous lesquels disparaissait la

       terre de la redoute. Les canons surtout étaient enterrés

       sous des tas de cadavres. Environ deux cents hommes

       [10] debout, en uniforme français, étaient groupés sans ordre,

       les uns chargeant leurs fusils, les autres essuyant leurs

       baïonnettes. Onze prisonniers russes étaient avec eux.

       Le colonel était renversé tout sanglant sur un caisson

       brisé, près de la gorge. Quelques soldats s'empressaient

       [15] autour de lui: je m'approchai.

       --Où est le plus ancien capitaine? demandait-il à un

       sergent.

       Le sergent haussa les épaules d'une manière très

       expressive.

       [20]--Et le plus ancien lieutenant?

       --Voici monsieur qui est arrivé d'hier, dit le sergent

       d'un ton tout à fait calme.

       Le colonel sourit amèrement.

       --Allons; monsieur, me dit-il, vous commandez en chef;

       [25] faites promptement fortifier la gorge de la redoute avec

       ces chariots, car l'ennemi est en force; mais le général

       C ...va vous faire soutenir.

       --Colonel, lui dis-je, vous êtes grièvement blessé?

       --F..., mon cher, mais la redoute est prise!

      

       LE COUP DE PISTOLET

      TRADUIT DE POUCHKINE

       I

       «Nous fîmes feu l'un sur l'autre.»

       Bariatynski

       «J'ai juré de le tuer selon le code du duel, et j'ai encore mon coup à tirer.»

       (Un soir au bivac.)

       [5] Nous étions en cantonnement dans le village de * * *.

       On sait ce qu'est la vie d'un officier dans la ligne: le matin,

       l'exercice, le manège; puis le dîner chez le commandant

       du régiment ou bien au restaurant juif; le soir, le punch

       et les cartes. A * * *, il n'y avait pas une maison qui reçût,

       [10] pas une demoiselle à marier. Nous passions notre temps

       les uns chez les autres, et, dans nos réunions, on ne voyait

       que nos uniformes.

       Il y avait pourtant dans notre petite société un homme

       qui n'était pas militaire. On pouvait lui donner environ

       [15] trente-cinq ans; aussi nous le regardions comme un vieillard.

       Parmi nous, son expérience lui donnait une importance

       considérable; en outre, sa taciturnité, son caractère

       altier et difficile, son ton sarcastique faisaient une grande

       impression sur nous autres jeunes gens. Je ne sais quel

       [20] mystère semblait entourer sa destinée. Il paraissait être

       Russe, mais il avait un nom étranger. Autrefois, il avait

       servi dans un régiment de hussards et même y avait fait

       figure; tout à coup, donnant sa démission, on ne savait

      

      pour quel motif, il s'était établi dans un pauvre village

       où il vivait très mal tout en faisant grande dépense. Il

       sortait toujours à pied avec une vieille redingote noire, et

       cependant tenait table ouverte pour tous les officiers de

       [5] notre régiment. A la vérité, son dîner ne se composait

       que de deux ou trois plats apprêtés par un soldat réformé,

       mais le champagne y coulait par torrents. Personne ne

       savait sa fortune, sa condition, et personne n'osait le

       questionner à cet égard. On trouvait chez lui des livres,

       [10]--des livres militaires surtout,--et aussi des romans.

       Il les donnait volontiers à lire et ne les redemandait jamais

       par contre, il ne rendait jamais ceux qu'on lui avait

       prêtés. Sa grande occupation était de tirer le pistolet; les

       murs de sa chambre, criblés de balles, ressemblaient à des

       [15] rayons de miel. Une riche collection de pistolets, voilà le

       seul luxe de la misérable baraque qu'il habitait. L'adresse

       qu'il avait acquise était incroyable, et, s'il avait parié

       d'abattre le pompon d'une casquette, personne dans notre

       régiment n'eût fait difficulté de mettre la casquette sur

       [20] sa tête. Quelquefois, la conversation roulait parmi nous

       sur les duels. Silvio (c'est ainsi que je l'appellerai) n'y

       prenait jamais part. Lui demandait-on s'il s'était battu,

       il répondait sèchement que oui, mais pas le moindre

       détail, et il était évident que de semblables questions ne

       [25] lui plaisaient point. Nous supposions que quelque victime

       de sa terrible adresse avait laissé un poids sur sa

       conscience. D'ailleurs, personne d'entre nous ne se fût

       jamais avisé de soupçonner en lui quelque chose de semblable

       à de la faiblesse. Il y a des gens dont l'extérieur

       [30] seul éloigne de pareilles idées. Une occasion imprévue

       nous surprit tous étrangement.

       Un jour, une dizaine de nos officiers dînaient chez

      Silvio. On but comme de coutume, c'est-à-dire énormément.

       Le dîner fini, nous priâmes le maître de la maison de nous

       faire une banque de pharaon. Après s'y être longtemps

       refusé, car il ne jouait presque jamais, il fit apporter des

       [5] cartes, mit devant lui sur la table une cinquantaine de

       ducats et s'assit pour tailler. On fit cercle autour de lui

       et le jeu commença. Lorsqu'il jouait, Silvio avait l'habitude

       d'observer le silence le plus absolu; jamais de réclamations,

       jamais d'explications. Si un ponte faisait une

       [10] erreur, il lui payait juste ce qui lui revenait, ou bien

       marquait à son propre compte ce qu'il avait gagné. Nous savions

       tout cela, et nous le laissions faire son petit ménage

       à sa guise;