fit un faux
[15] paroli. Silvio prit la craie et fit son compte à son ordinaire.
L'officier, persuadé qu'il se trompait, se mit à réclamer.
Silvio, toujours muet, continua de tailler. L'officier, perdant
patience, prit la brosse et effaça ce qui lui semblait
marqué à tort. Silvio prit la craie et le marqua de
[20]nouveau. Sur quoi, l'officier, échauffé par le vin, par le jeu
et par les rires de ses camarades, se crut gravement offensé,
et, saisissant, de fureur, un chandelier de cuivre, le
jeta à la tête de Silvio, qui, par un mouvement rapide,
eut le bonheur d'éviter le coup. Grand tapage! Silvio
[25] se leva, pâle de fureur et les yeux étincelants:
--Mon cher monsieur, dit-il, veuillez sortir, et remerciez
Dieu que cela se soit passé chez moi.
Personne d'entre nous ne douta des suites de l'affaire,
et déjà nous regardions notre nouveau camarade comme
[30] un homme mort. L'officier sortit en disant qu'il était prêt
à rendre raison à M. le banquier, aussitôt qu'il lui conviendrait.
Le pharaon continua encore quelques minutes,
mais on s'aperçut que le maître de la maison n'était plus
au jeu; nous nous éloignâmes l'un après l'autre, et nous
regagnâmes nos quartiers en causant de la vacance qui
allait arriver.
[5] Le lendemain, au manège, nous demandions si le pauvre
lieutenant était mort ou vivant, quand nous le vîmes paraître
en personne. On le questionna, Il répondit qu'il
n'avait pas eu de nouvelles de Silvio. Cela nous surprit.
Nous allâmes voir Silvio, et nous le trouvâmes dans sa
[10] cour, faisant passer balle sur balle dans un as cloué sur la
porte. Il nous reçut à son ordinaire, et sans dire un mot
de la scène de la veille. Trois jours se passèrent et le lieutenant
vivait toujours. Nous nous disions, tout ébahis:
«Est-ce que Silvio ne se battra pas?» Silvio ne se battit
[15] pas. Il se contenta d'une explication très légère et tout
fut dit.
Cette longanimité lui fit beaucoup de tort parmi nos
jeunes gens. Le manque de hardiesse est ce que la jeunesse
pardonne le moins, et, pour elle, le courage est le
[20] premier de tous les mérites, l'excuse de tous les défauts.
Pourtant, petit à petit, tout fut oublié, et Silvio reprit
parmi nous son ancienne influence.
Seul, je ne pus me rapprocher de lui. Grâce à mon imagination
romanesque, je m'étais attaché plus que personne
[25] à cet homme dont la vie était une énigme, et j'en avais
fait le héros d'un drame mystérieux. Il m'aimait; du
moins, avec moi seul, quittant son ton tranchant et son
langage caustique, il causait de différents sujets avec
abandon et quelquefois avec une grâce extraordinaire.
[30] Depuis cette malheureuse soirée, la pensée que son honneur
était souillé d'une tache, et que volontairement il
ne l'avait pas essuyée, me tourmentait sans cesse et
m'empêchait d'être à mon aise avec lui comme autrefois. Je me
faisais conscience de le regarder. Silvio avait trop d'esprit
et de pénétration pour ne pas s'en apercevoir et deviner
la cause de ma conduite. Il m'en sembla peiné. Deux
[5] fois, du moins, je crus remarquer en lui le désir d'avoir
une explication avec moi, mais je l'évitai, et Silvio m'abandonna.
Depuis lors, je ne le vis qu'avec nos camarades,
et nos causeries intimes ne se renouvelèrent plus.
Les heureux habitants de la capitale, entourés de
[10]distractions, ne connaissent pas maintes impressions
Familières aux habitants des villages ou des petites villes, par
exemple, l'attente du jour de poste. Le mardi et le vendredi,
le bureau de notre régiment était plein d'officiers.
L'un attendait de l'argent, un autre des lettres, celui-là
[15] les gazettes. D'ordinaire, on décachetait sur place tous
les paquets; on se communiquait les nouvelles, et le bureau
présentait le tableau le plus animé. Les lettres de
Silvio lui étaient adressées à notre régiment, et il venait
les chercher avec nous autres. Un jour, on lui remit une
[20] lettre dont il rompit le cachet avec précipitation. En la
parcourant, ses yeux brillaient d'un feu extraordinaire.
Nos officiers, occupés de leurs lettres, ne s'étaient aperçus
de rien.
--Messieurs, dit Silvio, des affaires m'obligent à partir
[25] précipitamment. Je me mets en route cette nuit; j'espère
que vous ne refuserez pas de dîner avec moi pour la dernière
fois.--Je compte sur vous aussi, continua-t-il en se
tournant vers moi. J'y compte absolument.
Là-dessus, il se retira à la hâte, et, après être convenus
[30] de nous retrouver tous chez lui, nous nous en allâmes
chacun de son côté.
J'arrivai chez Silvio à l'heure indiquée, et j'y trouvai
presque tout le régiment. Déjà tout ce qui lui appartenait
était emballé. On ne voyait plus que les murs nus et
mouchetés de balles. Nous nous mîmes à table. Notre
hôte était en belle humeur, et bientôt il la fit partager à
[5] toute la compagnie. Les bouchons sautaient rapidement;
la mousse montait dans les verres, vidés et remplis sans
interruption; et nous, pleins d'une belle tendresse, nous
souhaitions au partant heureux voyage, joie et prospérité.
Il était tard quand on quitta la table. Lorsqu'on
[10] en fut à se partager les casquettes, Silvio dit adieu à
chacun de nous, mais il me prit la main et me retint au
moment même où j'allais sortir.
--J'ai besoin de causer un peu avec vous, me dit-il tout
bas.