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Contes Français


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comtesse, qui me rejeta dans un trouble pire que le

       [30]premier. C'était vraiment une beauté. Le comte me présenta.

       Je voulus prendre un air dégagé, mais plus je

       m'efforçais de paraitre à mon aise, plus je me sentais

      

      gauche et embarrassé. Mes hôtes, pour me donner le

       temps de me rassurer et de me faire à mes nouvelles connaissances,

       se mirent à parler entre eux, comme pour me

       montrer qu'ils me traitaient en bon voisin et sans cérémonie.

       [5]Cependant, j'allais et je venais dans le cabinet,

       regardant les livres et les tableaux. En matière de tableaux,

       je ne suis pas connaisseur, mais il y en eut un qui

       attira mon attention. C'était je ne sais quelle vue de

       Suisse, et le mérite du paysage ne fut pas ce qui me frappa

       [10] le plus. Je remarquai que la toile était percée de deux

       balles évidemment tirées l'une sur l'autre.

       --Voilà un joli coup! m'écriai-je en me tournant vers

       le comte.

       --Oui, dit-il, un coup assez singulier. Vous tirez le

       [15] pistolet, monsieur? ajouta-t-il.

       --Mon Dieu, oui, passablement, répondis-je, enchanté

       de trouver une occasion de parler de quelque chose de ma

       compétence. A trente pas, je ne manquerais pas une

       carte, bien entendu avec des pistolets que je connaîtrais.

       [20]--Vraiment? dit la comtesse avec un air de grand intérêt.

       Et toi, mon ami, est-ce que tu mettrais à trente

       pas dans une carte?

       --Nous verrons cela, répondit le comte. De mon temps,

       je ne tirais pas mal, mais il y a bien quatre ans que je

       [25] n'ai touché un pistolet.

       --Alors, monsieur le comte, repris-je, je parierais que,

       même à vingt pas, vous ne feriez pas mouche. Pour le

       pistolet, il faut une pratique continuelle. Je le sais par

       expérience. Chez nous, dans notre régiment, je passais

       [30] pour un des meilleurs tireurs. Une fois, le hasard fit que

       je passai un mois sans prendre un pistolet; les miens

       étaient chez l'armurier. Nous allâmes au tir. Que

      

      pensez-vous qu'il m'arriva, monsieur le comte? La première

       fois que je m'y remis, je manquai quatre fois de

       suite une bouteille à vingt-cinq pas. Il y avait chez nous

       un chef d'escadron, bon enfant, grand farceur: «Parbleu!

       [5] mon camarade, me dit-il, c'est trop de sobriété! tu respectes

       trop les bouteilles.» Croyez-moi, monsieur le comte, il

       ne faut pas cesser de pratiquer: on se rouille. Le meilleur

       tireur que j'aie rencontré tirait le pistolet tous les jours,

       au moins trois coups avant son diner; il n'y manquait

       [10] pas plus qu'à prendre son verre d'eau-de-vie avant la

       soupe.

       Le comte et la comtesse semblaient contents de m'entendre

       causer.

       --Et comment faisait-il? demanda le comte.

       [15]--Comment? vous allez voir. Il apercevait une mouche

       posée sur le mur... Vous riez? madame la comtesse...

       Je vous jure que c'est vrai. «Eh! Kouzka! un pistolet!»

       Kouzka lui apporte un pistolet chargé.--Pan! voilà la

       mouche aplatie sur le mur.

       [20]--Quelle adresse! s'écria le comte; et comment le

       nommez-vous?

       --Silvio, monsieur le comte.

       --Silvio! s'écria le comte sautant sur ses pieds; vous

       avez connu Silvio?

       [25]--Si je l'ai connu, monsieur le comte! nous étions les

       meilleurs amis; il était avec nous autres, au régiment,

       comme un camarade. Mais voilà cinq ans que je n'en ai

       pas eu la moindre nouvelle. Ainsi, il a l'honneur d'être

       connu de vous, monsieur le comte?

       [30]--Oui, connu, parfaitement connu.

       --Vous a-t-il, par hasard, raconté une histoire assez

       drôle qui lui est arrivée?

      

      --Un soufflet que, dans une soirée, il reçut d'un certain

       animal...

       --Et vous a-t-il dit le nom de cet animal?

       --Non, monsieur le comte, il ne m'a pas dit...

       [5] Ah! monsieur le comte, m'écriai-je devinant la vérité,

       pardonnez-moi... Je ne savais pas... Serait-ce

       vous?...

       --Moi-même, répondit le comte d'un air de confusion,

       et ce tableau troué est un souvenir de notre dernière

       [10] entrevue.

       --Ah! cher ami, dit la comtesse, pour l'amour de Dieu,

       ne parle pas de cela! cela me fait encore peur.

       --Non, dit le comte; il faut dire la chose à monsieur;

       il sait comment j'eus le malheur d'offenser son ami, il

       [15] est juste qu'il apprenne comment il s'est vengé.

       Le comte m'avança un fauteuil, et j'écoutai avec la

       plus vive curiosité le récit suivant:

       --Il y a cinq ans que je me mariai. Le premier mois,

       the honeymoon, je le passai ici, dans ce château. A ce [20] château se rattache le souvenir des moments les plus heureux de ma vie, et aussi d'un des plus pénibles. «Un soir, nous étions sortis tous les deux à cheval; le cheval de ma femme se défendait; elle eut peur; elle mit pied à terre et me pria de le ramener en main, tandis qu'elle [25] regagnerait le château à pied. A la porte, je trouvai une calèche de voyage. On m'annonça que, dans mon cabinet, il y avait un homme qui n'avait pas voulu décliner son nom, et qui avait dit seulement qu'il avait à me parler d'affaires. J'entrai dans cette chambre-ci, et, dans le [30] demi-jour, je vis un homme à longue barbe et couvert de poussière, debout devant la cheminée. Je m'approchai, cherchant à me rappeler ses traits.

      «--Tu ne me reconnais pas, comte? me dit-il d'une voix

       Tremblante.

       «--Silvio! m'écriai-je.

       «Et, je vous l'avouerai, je crus sentir mes cheveux se

       [5] dresser sur mon front.

       «--Précisément, continua-t-il, et c'est à moi de tirer.