poitrines des officiers supérieurs. Le sabre qui pend à leur ceinture lui parut le plus bel instrument et le plus utile qu'eût jamais inventé le génie de l'homme. Quant au cheval, et tous mes lecteurs me comprendront sans peine, c'était le rêve de l'ambitieux Pierrot.
—Il est glorieux d'être fantassin, disait-il; mais il est divin d'être cavalier. Si j'étais Dieu, je dînerais à cheval.
Son rêve était plus près de la réalité qu'il ne le croyait.
—Embrasse ton père et ta mère, dit la fée, et partons.
—Où donc allons-nous? dit Pierrot.
—A la gloire, puisque tu le veux; et prenons garde de ne pas nous rompre le cou, la route est difficile.
Qui pourrait dire la douleur de la pauvre meunière quand elle apprit le projet de Pierrot?
—Hélas! dit-elle, je t'ai nourri de mon lait, réchauffé de mes caresses et de mes baisers, élevé, instruit, pour que tu te fasses tuer au service du roi! Quel besoin as-tu d'être soldat, malheureux Pierrot? Te manque-t-il quelque chose ici? Ce que tu as voulu, en tout temps, ne l'avons-nous pas fait? Ne te l'avons-nous pas donné? Pierrot, je t'en supplie, ne me donne pas la douleur de te voir un jour rapporté ici mort ou estropié. Que ferions-nous alors? Que fera ton père, dont le bras se fatigue et ne peut plus travailler? Comment et de quoi vivrons-nous?
—Pardonne-moi, pauvre mère, dit l'entêté Pierrot, c'est ma vocation. Je le sens, je suis né pour la guerre.
Ici la mère se mit à pleurer. Le meunier, qui n'avait encore rien dit, rompit le silence:
—Tu peux t'en aller, Pierrot, si tu sens que c'est ta vocation, quoique ce soit une vocation singulière que celle de couper la tête à un homme, ou de lui fendre le ventre d'un coup de sabre et de répandre à terre ses entrailles. La voix des parents n'a appris, n'apprend et n'apprendra jamais rien aux enfants. Ils ne croient que l'expérience! Va donc, et tâche d'acquérir cette expérience au meilleur marché possible.
—Mais, dit Pierrot, ne faut-il pas combattre pour sa patrie?
—Quand la patrie est attaquée, dit le meunier, il faut que les enfants courent à l'ennemi et que les pères leur montrent le chemin; mais il n'y a aucun danger, mon pauvre Pierrot, tu le sais bien: nous sommes en paix avec tout le monde.
—Mais....
—Encore un mais! Va! pars! lui dit son père en l'embrassant.
Pierrot partit fort chagrin, mais obstiné dans sa résolution. Si la bonne fée avait pitié de la douleur de ses parents, elle savait fort bien qu'un peu d'expérience était nécessaire pour rabattre la présomption de Pierrot, et elle avait confiance dans l'avenir.
Ils marchèrent longtemps côte à côte sans rien dire. Enfin, après plusieurs jours, ils arrivèrent dans le palais du roi. Là, Pierrot fut si ébloui des colonnes de marbre, des grilles en fer doré, des gardes chamarrés d'or, et des cavaliers qui couraient au galop le sabre en main, à travers la foule, pour annoncer le passage de Sa Majesté, qu'il oublia complétement les remontrances de ses parents.
Comme il regardait, bouche béante, un spectacle si nouveau, le roi passa en carrosse, précédé et suivi d'une nombreuse escorte. Il était midi moins cinq minutes, et la famille royale, au retour de la promenade, allait dîner. Aussi le cocher paraissait fort pressé, dans la crainte de faire attendre Sa Majesté. Tout à coup un accident inattendu arrêta le carrosse. Un des chevaux de l'escorte fit un écart, et le page qui le montait, et qui était à peu près de l'âge de Pierrot, fut jeté contre une borne et eut la tête fracassée. Tous les autres s'arrêtèrent au même instant pour lui porter secours ou au moins pour ne pas le fouler sous les pieds des chevaux.
—Eh bien! qu'est-ce? dit aigrement le roi en mettant la tête à la portière.
—Sire, répondit un page, c'est un de mes camarades qui vient de se tuer en tombant de cheval.
—Le butor! dit le roi; qu'on l'enterre et qu'un autre prenne sa place. Faut-il, parce qu'un maladroit s'est brisé la tête, m'exposer à trouver mon potage refroidi?
Il parlait fort bien, ce grand roi. Si chaque souverain, ayant trente millions d'hommes à conduire, pensait à chacun d'eux successivement et sans relâche pendant quarante ans de règne, il ne lui resterait pas une minute pour manger, boire, dormir, se promener, chasser et penser à lui-même. Encore ne pourrait-il, en toute sa vie, donner à chacun de ses sujets qu'une demi-minute de réflexion. Évidemment c'est trop peu pour chacun. C'était aussi l'opinion du grand Vantripan, empereur de Chine, du Tibet, des deux Mongolies, de la presqu'île de Corée, et de tous les Chinois bossus ou droits, noirs, jaunes, blancs ou basanés qu'il a plu au ciel de faire naître entre les monts Koukounoor et les monts Himalaya. Aussi, ne pouvant penser à tous ses sujets, en gros ou en détail, il ne pensait qu'à lui-même.
Par l'énumération des États de ce grand roi, vous voyez, mes amis, que la Chine fut le premier théâtre des exploits de Pierrot. Il ne faudrait pas croire pour cela que Pierrot fût Chinois. Il était né, au contraire, fort loin de là, dans la forêt des Ardennes; mais la fée, par un enchantement dont elle a gardé le secret, sans quoi je vous le dirais bien volontiers, l'avait, au bout de trois jours de marche, et pendant son sommeil, transporté, sans qu'il s'en aperçût, sur les bords du fleuve Jaune, où se désaltèrent, en remuant éternellement la tête, des mandarins aux yeux de porcelaine. Mais revenons à la colère du roi quand il craignit de trouver son potage refroidi.
Au bruit de cette royale colère, toute l'escorte trembla. Le grand roi était d'humeur à faire sauter comme des noisettes les têtes de trois cents courtisans pour venger une injure si grave. Chacun cherchait des yeux, dans la foule, un remplaçant au malheureux page.
La fée Aurore poussa de la main le coude de Pierrot. Celui-ci, sans balancer, saisit les rênes, met le pied à l'étrier et monte à cheval.
—Ton nom? dit Vantripan.
—Pierrot, sire, pour vous servir.
—Tu es un drôle bien hardi. Qui t'a dit de monter à cheval?
—Vous-même, sire.
—Moi?
—Vous, sire. N'avez-vous pas dit: Qu'on l'enterre et qu'un autre prenne sa place!» Je prends sa place. Toute la terre ne vous doit-elle pas obéissance? J'ai obéi.
—Et la casaque d'uniforme?
Ici Pierrot fut embarrassé un instant, mais la fée vint à son secours. Elle le toucha de sa baguette: en un clin d'oeil Pierrot fut habillé comme ses nouveaux camarades. Alors le roi, qui s'était penché vers le fond du carrosse pour parler à la reine, se retourna brusquement.
—Sire, dit Pierrot, je suis prêt.
—Comment! tu es habillé?
—Sire, ne vous ai-je pas dit que toute la terre vous doit obéissance? Vous avez voulu que je prisse l'uniforme. Je l'ai pris.
—Voilà un grand prodige, dit Vantripan; mais mon potage ne vaut plus rien. Au palais, et au galop.
En une minute le carrosse, l'escorte et Pierrot disparurent, laissant trente mille badauds stupéfaits de la hardiesse de Pierrot, de sa promptitude à s'habiller, et de la bonté du grand Vantripan. Dans le même moment, la pluie qui tombait les força de rentrer dans leur famille, où tout le reste de la journée et les trois jours suivants on ne parla d'autre chose que du nouveau page.
Pierrot était émerveillé de son bonheur.
—Quoi! disait-il, en si peu de temps me voilà admis à la cour, et en passe de faire une belle fortune. Qui sait?
Au milieu de ces pensées ambitieuses, on arriva au palais. Pierrot voulut descendre de cheval comme les autres et suivre le roi pour dîner, mais le gouverneur des pages l'arrêta.
—Montez votre garde d'abord, lui dit-il.
—Je