ce palais sur la tête de ceux qui l'ont bâti et de ceux qui l'habitent!... s'écria-t-il d'une voix si forte que toutes les vitres de la salle se brisèrent en éclats.
—Diable! dit Pierrot, les affaires vont mal.
Vantripan était assis sur son trône. Sa famille était à ses côtés avec toute la cour; mais au seul bruit de la voix de Pantafilando, toutes les dames s'enfuirent saisies d'une terreur panique. Les courtisans auraient bien voulu suivre cet exemple; mais les portes étaient trop étroites pour donner passage à tout le monde, et beaucoup furent forcés, ne pouvant fuir, de faire contre mauvaise fortune bon coeur.
—Quel est l'officier de garde aujourd'hui! s'écria Vantripan d'une voix mal assurée.
—C'est moi, sire, répondit Pierrot qui avait repris tout son sang-froid.
—Quelle est la consigne?
—De couper le cou à tous ceux qui entrent ici sans permission.
—Eh bien, pourquoi n'as-tu pas coupé le cou à cet immense Tartare, et pourquoi laisses-tu entrer ici le premier venu?
Pierrot allait répondre, le géant l'interrompit.
—Le premier venu! s'écria Pantafilando. Oui, certes, le premier venu de cent mille Tartares qui n'attendent à ta porte que mon signal pour te casser en mille morceaux, toi et ta ville de porcelaine et tes coquins de sujets, dont aucun n'ose me regarder en face.
—Prenez la peine de vous asseoir, monseigneur, dit alors Vantripan en présentant lui-même son fauteuil au géant, et excusez l'incivilité de mes officiers qui ne vous ont peut-être pas traité avec tous les égards dus à votre rang. Et, à propos, seigneur, à qui ai-je l'honneur de parler?
—Ah! ah! vieux cafard, dit le bruyant Pantafilando, tu ne me connais pas, mais à ma mine seule tu as deviné que j'étais un hôte illustre. Je suis le géant Pantafilando, si connu dans l'histoire; Pantafilando, empereur des îles Inconnues, souverain des mers qui entourent le pôle et des neiges qui couvrent les monts Altaï; Pantafilando, qui a conquis le Beloutchistan, le Mazandéran et le Mongolistan; qui fait trembler l'Indoustan et la Cochinchine; qui rend muets comme des poissons le Turc et le Maure, et devant qui la terre frissonne comme l'arbre sur lequel souffle l'ouragan, pendant que l'Océan demeure immobile de frayeur; je suis Pantafilando, l'invincible Pantafilando.
Durant ce discours, tous les assistants mouraient de peur. Pierrot seul regarda le géant sans pâlir.
—Voilà, pensa-t-il, un grand fanfaron; mais sa barbe rousse, ses moustaches retroussées en croc et sa voix de chaudron percé ne m'effrayent pas.
—A quel heureux événement devons-nous le plaisir de vous voir? dit Vantripan.
—Je viens te demander en mariage ta fille Bandoline, la Reine de Beauté.
—Je vous la donne avec beaucoup de plaisir, s'écria Vantripan. Elle ne pouvait pas trouver un époux plus digne d'elle. Elle est à vous, avec la moitié de mes États.
—J'en suis enchanté, s'écria Pantafilando, et la dot ne me plaît pas moins que la fiancée. Entre nous, mon vieux Vantripan, tu es un peu âgé pour gouverner encore un si grand empire, et tu feras bien de prendre du repos. Dans une famille bien unie, un gendre est un fils. Tout n'est-il pas commun entre un père et ses enfants? La Chine nous est donc commune. Or, quand un bien est commun à deux propriétaires, si l'un des deux est paralytique, c'est à l'autre de le remplacer dans l'administration de la propriété commune. Tu es paralytique d'esprit, impotent de corps; donc, moi qui suis sain de corps et d'esprit, je te remplace dans le gouvernement et dans l'administration du royaume. C'est un lourd fardeau; mais, avec l'aide de Dieu, j'espère y suffire.
—Mais je ne suis pas paralytique, essaya de dire Vantripan.
—Tu n'es pas paralytique! dit Pantafilando feignant d'être étonné. On m'avait donc trompé. Si tu n'es pas paralytique, prends ce sabre et défends-toi.
—Hélas! seigneur, dit tristement le pauvre Vantripan, je suis paralytique, étique et phthisique si vous le voulez. Prenez mes États, mais ne me faites pas de mal.
—Vous faire du mal, dit Pantafilando, faire du mal à un beau-père si tendrement aimé! Que le ciel m'en préserve. Vous n'avez pas d'ami plus fidèle que moi, maintenant que mes droits au trône de la Chine sont reconnus. Qu'est-ce que je demande, moi? la paix, la tranquillité, le maintien de l'ordre et le bonheur des honnêtes gens.
Le prince Horribilis, plus tremblant encore que son père, avait écouté ce dialogue sans mot dire; mais, quand il vit l'audace et le succès de Pantafilando, la colère lui donna du courage, et il s'avança au milieu de la salle.
—Tu oublies, dit-il au géant, que la loi salique règne en Chine, et que la couronne ne peut pas tomber aux mains de ma soeur qui n'est qu'une femme.
—Et moi, suis-je une femme? cria Pantafilando d'une voix de tonnerre. Viens, si tu l'oses, ver de terre, me disputer cette couronne, et je te coupe en deux d'un seul revers.
A ces mots, il tira son cimeterre qui avait quarante pieds de haut, et que vingt hommes robustes n'auraient pas pu soulever. Horribilis frémit et courut se cacher derrière le ministre de la guerre, qui se cachait lui-même derrière le fauteuil de la princesse Bandoline. Content de cette marque de frayeur qu'il prit pour une marque de soumission, le géant dit d'un ton plus doux:
—Chinois et Tartares, puisque la divine providence a bien voulu m'appeler, quoique indigne, au gouvernement de ce beau pays, je jure de remplir religieusement mes devoirs de souverain, et je vous demande de me jurer à votre tour fidélité aussi bien qu'à mon auguste épouse, la belle Bandoline.
—Nous le jurons, s'écria toute l'assemblée avec l'enthousiasme habituel en pareille circonstance. Pierrot seul ne dit rien.
Le géant s'agenouilla et voulut baiser la main de sa fiancée; mais celle-ci, effrayée de se voir unie à un pareil homme, ne put s'empêcher de se cacher le visage dans les mains en pleurant.
—Ne faites pas la prude ni la mijaurée, s'écria Pantafilando, ou par le ciel! je....
—Que feras-tu? dit Pierrot d'un ton qui attira sur lui l'attention générale.
Jusqu'ici notre ami avait gardé un silence prudent. Au fond, il se souciait fort peu que Vantripan ou Pantafilando régnât sur la Chine. Que me font leurs affaires? pensait-il. Vantripan m'a nommé capitaine des gardes, et je suis prêt à me battre pour lui, s'il m'en donne le signal; mais, s'il ne réclame pas mes secours, s'il se laisse détrôner, s'il aime mieux la paix que la guerre, est-ce à moi de me faire estropier pour lui? Si les Chinois supportent les Tartares, est-ce à moi de les trouver insupportables? Ces réflexions lui firent garder la neutralité jusqu'au moment où il vit pleurer la belle Bandoline. C'est ici le lieu de vous avouer une faiblesse de Pierrot.
Il était amoureux de la princesse. J'en suis bien fâché, car Pierrot n'était qu'un paysan, et si l'on voit des rois épouser des bergères, on vit rarement des reines épouser des bergers. L'amour ne raisonne pas, et Pierrot passait toutes les nuits où il n'était pas de garde à veiller sur les fenêtres de la trop adorée Bandoline. Il l'aimait parce qu'elle était belle, et aussi, sans qu'il s'en rendît compte, parce qu'elle était fille du roi et qu'elle avait de magnifiques robes. Pierrot disait:
—Je suis capitaine, je serai général, je vaincrai l'ennemi, je conquerrai un royaume, et je l'offrirai à la belle Bandoline avec ma main.
Il ne parla cependant pas de son projet à sa marraine, confidente ordinaire de ses pensées, mais elle le devina.
—Le papillon va se brûler les ailes à la chandelle, dit-elle; tant pis pour lui! L'homme ne devient sage qu'à ses dépens. Ce n'est pas moi qui ai fait la loi, mais je ne veux pas l'aider à la violer.
L'amoureux Pierrot fut donc saisi d'indignation en voyant cette princesse adorée sur le point de passer aux mains du géant. Dans un premier mouvement dont il ne fut pas maître, il tira son sabre.