une attaque d'apoplexie. Son front se plissa et ses yeux terribles lancèrent des éclairs. Tous les assistants frémirent; seul l'indomptable Pierrot ne fut pas ébranlé. La princesse jeta sur lui un regard où se peignaient la reconnaissance et la frayeur de le voir succomber dans un combat inégal. Ce regard éleva jusqu'au ciel l'âme de Pierrot.
—Prends le royaume de la Chine, le Tibet et la Mongolie, s'écria-t-il; prends le royaume de Népaul où les rochers sont faits de pur diamant; prends Lahore et Kachmyr qui est la vallée du paradis terrestre; prends le royaume du Grand-Lama si tu veux; mais ne prends pas ma chère princesse, ou je t'abats comme un sanglier.
—Et toi, dit Pantafilando transporté de colère, si tu ne prends pas la fuite, je vais te prendre les oreilles.
A ces mots, levant son sabre, il en asséna sur Pierrot un coup furieux.
Pierrot l'évita par un saut de côté. Le sabre frappa sur la table de la salle à manger, la coupa en deux, entra dans le plancher avec la même facilité qu'un couteau dans une motte de beurre, descendit dans la cave, trancha la tête à un malheureux sommelier qui, profitant du désordre général, buvait le vin de Schiraz de Sa Majesté, et pénétra dans le sol à une profondeur de plus de dix pieds.
Pendant que le géant cherchait à retirer son sabre, Pierrot saisit une coupe de bronze qui avait été ciselée par le célèbre Li-Ki, le plus grand sculpteur qu'ait eu la Chine, et la lança à la tête du géant avec une roideur telle que, si au lieu de frapper le géant au front, comme elle fit, elle eût frappé la muraille, elle y eût fait un trou pareil à celui d'un boulet de canon lancé par une pièce de 48. Mais le front de Pantafilando était d'un métal bien supérieur en dureté au diamant même. A peine fut-il étourdi du coup, et, sans s'arrêter à dégager son sabre, il saisit l'un des trois généraux qui l'avaient suivi, et qui regardaient le combat en silence, et le jeta sur Pierrot. Le malheureux Tartare alla frapper la muraille, et sa tête fut écrasée comme une grappe de raisin mûr que foule le pied du vendangeur. A ce coup, la reine et la princesse Bandoline, qui seules étaient restées dans la salle après la fuite des dames de la cour, s'évanouirent de frayeur.
Pierrot lui-même se sentit ému. Tous les autres spectateurs, immobiles et blêmes, s'effaçaient le long des murailles, et mesuraient de l'oeil la distance qui séparait les fenêtres du fleuve Jaune qui coulait au pied du palais. Malheureusement, Pantafilando avait fait fermer les portes dès le commencement du combat. Vantripan criait de toute sa force:
—C'est bien fait, seigneur Pantafilando, tuez-moi ce misérable qui ose porter la main sur mon gendre bien-aimé, sur l'oint du Seigneur!
Le prince Horribilis, non moins effrayé, priait Dieu à haute voix pour qu'il lançât sa foudre sur ce téméraire, ce sacrilége Pierrot, qui osait attaquer son beau-frère et aimer sa soeur.
—Lâches coquins, pensa Pierrot, si je meurs ils me feront jeter à la voirie, et si je suis vainqueur, ils recueilleront le fruit de ma victoire! J'ai bien envie de les laisser là et de faire ma paix avec Pantafilando. Rien n'est plus facile; mais faut-il abandonner Bandoline?
Tout à coup il s'aperçut que sa belle princesse était évanouie. En même temps, Pantafilando ouvrant la porte, criait à ses Tartares de venir à son secours. Je serais bien fou de les attendre, dit Pierrot; et prenant son élan, d'une main il saisit sa bien-aimée par le milieu du corps, de l'autre il ouvrit la fenêtre, puis s'élança dans le fleuve Jaune avec Bandoline.
Son action fut si prompte et si imprévue que le géant n'eut pas le temps de s'y opposer. Il vit avec une rage impuissante Pierrot nager jusqu'à la rive opposée, et là, rendre grâces au ciel qui avait sauvé sa princesse et lui d'un épouvantable malheur.
Aux cris de Pantafilando, les cent mille Tartares mirent pied à terre en même temps et montèrent dans le palais. On entendait sonner leurs éperons sur les degrés.
—Grand empereur, s'écria le premier qui parut sur le seuil de la porte, que voulez-vous? Faut-il piller? faut-il tuer? faut-il brûler? nous sommes prêts.
—Tu arrives toujours trop tard, imbécile, lui cria le géant.
En même temps d'un soufflet il le fit pirouetter sur lui-même et le jeta sur le second, celui-ci se renversa sur le troisième, le troisième sur le quatrième, et tous jusqu'au dernier des cent mille tombèrent les uns sur les autres comme un château de cartes, tant ce premier soufflet avait de force!
Quand ils se furent relevés:
—Prenez des barques, leur dit le géant, passez le fleuve, et courez sur Pierrot: vous me le ramènerez mort ou vif. Si vous revenez sans lui, je vous couperai la tête à tous.
Ces paroles donnèrent du courage à tout le monde. On se précipita dans des bateaux, on traversa le fleuve, on chercha la trace de Pierrot. On ne trouva rien.
Pierrot avait disparu ainsi que Bandoline. Les malheureux Tartares revinrent la tête basse comme des chiens de chasse qui ont manqué le gibier. Pantafilando leur fit couper à tous l'oreille droite, et fit jeter ces oreilles dans les rues pour effrayer les Chinois et leur apprendre à quel nouveau maître ils avaient affaire.
Vantripan et Horribilis ne furent pas les derniers à féliciter le grand Pantafilando de cet acte de justice. La reine garda le silence. Elle ne pouvait haïr sa fille, qui avait essayé d'échapper au géant, et, d'un autre côté, comment excuser une jeune princesse qui se jetait à l'eau avec le fils d'un meunier?
Pendant ce temps, qu'étaient devenus Pierrot et la belle Bandoline? Vous le saurez, mes amis, si vous voulez lire le chapitre suivant.
II
DEUXIÈME AVENTURE DE PIERROT
PIERROT RESTAURE LES DYNASTIES
La fraîcheur de l'eau avait rendu à la belle Bandoline l'usage de ses sens. Pierrot en profita pour lui expliquer rapidement par quelle aventure il lui faisait traverser le fleuve Jaune à la nage d'une manière si inconvenable et si inusitée pour une grande princesse; il termina son discours par mille protestations de dévouement.
Bandoline fit attendre sa réponse. Elle ne savait si elle devait rire ou se fâcher, rire de la déconvenue du terrible Pantafilando qui avait cru l'épouser, ou se fâcher de l'audace de Pierrot qui avait osé, sans la consulter, la jeter à l'eau; qui l'en avait, il est vrai, retirée, mais qui montrait un dévouement trop ardent pour être longtemps désintéressé. Elle se tira d'embarras en disant que, quoiqu'il y eût dans les détails de l'affaire quelque chose de répréhensible, cependant, en gros, elle ne pouvait qu'être reconnaissante à Pierrot du soin qu'il avait pris d'elle; qu'elle acceptait l'offre de son dévouement, sachant d'ailleurs qu'il était offert non pas à elle seule, mais à toute l'illustre race des Vantripan; que ni son père, ni sa mère, ni son frère n'oublieraient jamais ce service, et que, suivant toute probabilité, avant peu de jours ils seraient en état de le reconnaître dignement.
Pierrot ne répliqua rien. Il vit bien que ce n'était pas le moment de s'expliquer; d'ailleurs, de la rive opposée accouraient déjà les Tartares de Pantafilando. Il baisa trois fois l'anneau magique et invoqua la fée Aurore.
Elle parut aussitôt:
—Ami Pierrot, dit-elle, tu prends l'habitude d'agir sans me consulter, et, quand tu te trouves dans l'embarras, tu m'appelles à ton secours. Cette confiance m'honore, mais elle commence à m'ennuyer.
—Hélas!