—Il me flatte, dit la fée, donc il a besoin de moi. Voyons, que te faut-il?
Ce dialogue se faisait presque à voix basse, et Bandoline, occupée près de là à faire sécher sa robe et à gonfler sa crinoline, ne vit pas la fée, qui était invisible pour tout autre que Pierrot, et n'entendit pas un mot de ce qu'elle disait.
Elle vit seulement Pierrot parler à voix basse et à genoux, et crut qu'il priait Dieu.
—Il faut d'abord, dit Pierrot, nous mettre en sûreté, la princesse et moi, car voici plus de dix mille Tartares qui passent le fleuve et me poursuivent; puis, s'il y avait un moyen de rendre un trône à cette belle princesse persécutée?
—On verra, dit la fée; mais toi, mon cher filleul, qui fais le chevalier errant, ne compte pas trop sur les bonnes grâces de ta dame; souviens-toi qu'elle sera deux fois ingrate, comme femme et comme reine, car il n'y a rien de plus oublieux et de plus ingrat que les rois et les femmes, et ne viens pas te plaindre auprès de moi de tes chagrins d'amour.
—Ne craignez rien, adorable marraine, dit Pierrot, je ne veux aucun salaire pour mes services; elle ne pourra donc pas être ingrate.
—Bien, bien, cela te regarde; mais défie-toi de cette petite personne.
A ces mots, et comme les premiers Tartares allaient aborder sur la rive, elle enleva Pierrot et Bandoline dans un nuage et les déposa à cent cinquante lieues de là, dans un petit bois près duquel campait l'armée du grand Vantripan.
Cette armée se composait de cinq cent mille Chinois qui recevaient pour solde, chaque matin, une ration de riz et la permission d'aller boire l'eau du fleuve Jaune qui coulait près de là. Chaque soldat, comme il est naturel, apportait au service de sa patrie une dose de courage et de zèle patriotique équivalente à sa ration de riz: c'est-à-dire qu'il prenait le chemin de gauche quand un Tartare prenait celui de droite. Un malheur, disait le Chinois, est si vite fait: lorsque deux hommes belliqueux ont les armes à la main, qu'ils sont ennemis, qu'il n'y a personne pour les séparer, il vaut mieux qu'ils se séparent eux-mêmes d'un commun accord que de s'exposer à couper la gorge à des gens qui sont pères de famille ou qui peuvent le devenir. C'est pour cela qu'au premier bruit de l'entrée de Pantafilando en Chine, le général en chef donnant le premier l'ordre et l'exemple de la retraite, ils avaient établi leur camp à plus de deux cents lieues de la route que devaient suivre les Tartares.
A peine Pierrot et la princesse eurent-ils mis le pied à terre qu'ils se dirigèrent vers la tente du général en chef. Cet indomptable guerrier, nommé Barakhan, était le neveu de Vantripan, et il avait plus d'une fois jeté les yeux avec envie sur sa cousine et sur la couronne que portait son oncle. Aussi Vantripan, avec son discernement ordinaire, l'avait, pour l'éloigner de la cour, mis à la tête de l'armée. A peine la princesse eut-elle fait le récit de ses malheurs et raconté les exploits de Pierrot à son cousin, que celui-ci frappa dans ses mains. Un esclave parut.
—Qu'on appelle les généraux au conseil, et que toute l'armée prenne les armes!
En même temps il se revêtit des insignes royaux, et quand tous les principaux officiers furent assemblés, il prit, au grand déplaisir de Pierrot, la main de sa cousine, et dit:
—Amis, Vantripan est détrôné; Horribilis ne vaut guère mieux. Tous deux sont prisonniers du cruel Pantafilando. Je suis donc l'héritier légitime de la couronne, et j'épouse ma cousine que voici, la princesse Bandoline, Reine de Beauté. Si quelqu'un de vous s'y oppose, je vais le faire empaler.
—Vive le roi Barakhan Ier! cria tout d'une voix l'assemblée.
La princesse Bandoline tourna sur Pierrot des yeux si languissants et si beaux qu'il ne put résister à leur prière.
—A bas Barakhan l'usurpateur! cria-t-il avec courage. Vive à jamais Vantripan, notre roi légitime!
—Qu'on saisisse cet homme et qu'on l'empale, dit Barakhan.
Pierrot tira son sabre et décrivit en l'air un cercle. Trois têtes de mandarins tombèrent comme des pommes trop mûres et roulèrent aux pieds de l'usurpateur. Tout le monde s'écarta. Barakhan lui-même sortit de la tente en courant et appelant ses gardes. En quelques minutes Pierrot se vit entouré de six mille hommes. Personne n'osait l'approcher, mais on faisait pleuvoir sur lui une grêle de pierres et de flèches.
—Où me suis-je fourré? pensa ce héros. Et il se précipita au plus épais de la foule; mais si prompt que fût son mouvement, celui des assaillants fut plus prompt encore à l'éviter. Il se trouva le centre d'un nouveau cercle aussi épais que le premier, aussi facile à forcer, aussi prompt à se reformer. Heureusement il lui vint une idée. Il aperçut Barakhan qui, monté à cheval et caché derrière ses gardes, les excitait à se jeter sur lui. Sur-le-champ, d'un bond, il saisit, à droite et à gauche, un homme de chaque main, et, sans faire de mal à ses deux prisonniers, il les appliqua l'un sur sa poitrine et l'autre sur son dos pour se garantir des flèches qu'on lui lançait. Aussitôt les gardes cessèrent de le harceler pour ne pas frapper leurs camarades. Pierrot profita de ce temps d'arrêt, lâcha le prisonnier qu'il tenait serré sur sa poitrine, et faisant tournoyer son sabre autour de sa tête avec la force lente, régulière et irrésistible d'un faucheur qui coupe l'herbe des prés, il abattit en une minute quinze ou vingt têtes parmi les plus voisines. On s'écarta de nouveau et si brusquement, que Pierrot se trouva en face de Barakhan. Celui-ci voulut fuir, mais la foule était trop épaisse. Il lança son cheval sur Pierrot, mais notre ami l'évita, prit d'une main la bride du cheval, et de l'autre saisissant Barakhan par la jambe, il l'enleva de la selle, le fit tourner quelque temps comme une fronde, et le lança avec une telle force que le malheureux prince s'éleva dans les airs jusque au-dessus des nuages. En retombant il aperçut, à droite, les sommets neigeux du Dawâlagiri, qui réfléchissaient les rayons du soleil, et à gauche les monts Kouen-Lun, qui dominent la Grande-Mandchourie et qu'aucun voyageur n'a encore visités; mais il n'eut pas le temps de faire part à l'Académie des sciences de ses découvertes, parce qu'au bout de quelques minutes on le trouva fracassé et brisé en mille morceaux.
A ce spectacle, un cri unanime s'éleva dans l'assemblée:
—Vive le roi Vantripan! Vive Pierrot, notre général! Vive la princesse Bandoline! etc. Et tout le monde courut baiser le pan de l'habit de Pierrot.
—Qu'est-ce? s'écria-t-il, tout à l'heure vous m'avez voulu empaler; à présent, vous m'adorez. Avez-vous menti? ou mentez-vous?
—Nous ne mentons jamais, seigneur capitaine. Nous sommes toujours les serviteurs du plus fort. Tout à l'heure nous avons cru que Barakhan était le plus fort, nous lui avons obéi. Maintenant nous voyons que vous l'êtes, et nous vous obéissons. Qu'il soit maudit, cet usurpateur, ce Barakhan qui nous a trompés!
—Si jamais je suis roi, pensa Pierrot, je me souviendrai de la leçon. Mais hâtons-nous de rassurer cette pauvre princesse; elle a dû trembler pour ma vie.
Bandoline n'avait pas tremblé pour la vie de Pierrot. Elle haïssait Barakhan; elle avait, pour s'en délivrer, demandé du secours à Pierrot; mais elle regardait la vie de Pierrot comme lui appartenant par droit divin, ainsi que toutes les autres choses de ce monde. C'est ce que le pauvre Pierrot, aveuglé par son amour et son ambition, ne comprenait pas.
Elle le reçut avec une dignité froide, lui permit à peine de s'asseoir, et lui commanda de mettre sur-le-champ l'armée en marche pour reprendre la capitale de la Chine et détrôner Pantafilando. Pierrot obéit en soupirant, mais au premier ordre qu'il donna de marcher à l'ennemi, toute l'armée lui tourna le dos.
—- Lâches coquins! leur cria Pierrot; et, profitant de ce qu'un des généraux avait le dos tourné, il l'enleva d'un coup de pied dans le derrière jusqu'à la hauteur du toit du palais. Le pauvre général retomba heureusement sur ses pieds, et ôta respectueusement son bonnet orné de clochettes qui servaient à effrayer l'ennemi.
—Seigneur, dit-il à Pierrot, nous vous aimons, nous vous respectons, nous vous craignons surtout; mais, au nom du ciel! ne nous demandez pas