le vestibule; voici la consigne: Quiconque entrera sans laisser passer, vous lui couperez le cou; et si vous y manquez, on vous le coupera à vous-même pour vous apprendre à vivre.
Ce disant, le gouverneur monta d'un air grave dans son appartement, où l'attendait un bon dîner avec un bon feu et d'excellent vin.
C'était au mois de novembre, et Pierrot, chamarré d'or, mais légèrement vêtu, montait sa garde à cheval devant le vestibule. Devant lui, des cuisines royales montaient à chaque instant une foule de plats succulents, les uns pour le roi, d'autres pour les officiers de sa maison, pour ses ministres, pour les femmes de chambre de la reine, pour les maîtres d'hôtel, pour tout le monde enfin, excepté le désolé Pierrot. Chaque plat laissait un parfum exquis dont étaient douloureusement excitées les papilles nerveuses du malheureux page.
Les marmitons riaient en passant près de lui, et se le montraient l'un à l'autre avec des gestes moqueurs.
—Voilà un cavalier dont la digestion sera facile, dit l'un d'eux.
—Habit de velours, ventre de son, dit un autre.
Pierrot, mouillé de pluie, morfondu, ne pouvant souffler dans les doigts de sa main gauche qui tenait la bride du cheval, ni dans les doigts de sa main droite qui tenait le sabre, affamé de plus, donnait de bon coeur au diable le roi, la reine, la cour, les courtisans et la maudite envie qu'il avait eue de quitter son père et sa mère, et d'entrer au service militaire.
Enfin la fée Aurore eut compassion de ses souffrances.
—Pierrot, dit-elle, cherche dans la sacoche de ton cheval, et mange.
Or dans la sacoche il n'y avait qu'un morceau de pain sec et fort dur, que le pauvre affamé dévora en quelques minutes. Ainsi se réalisa son rêve de dîner à cheval.
Comme il finissait, trois heures sonnèrent. Vantripan avait dîné, lui aussi, mais beaucoup mieux, et plus à l'aise.
—Ventre de biche! dit-il en paraissant sur le balcon du premier étage du palais, j'ai solidement dîné.
Et il défit son ceinturon pour respirer plus à l'aise.
—Quel est ce page qui monte la garde? ajouta-t-il en abaissant son regard royal sur le pauvre Pierrot.
—Sire, dit un officier, c'est ce jeune homme qui s'est offert si singulièrement au service de Votre Majesté.
—Pardieu! dit le roi, quand j'ai bien mangé et bien bu, je veux que tous mes sujets soient heureux. Approche ici, page; et toi, dit-il au ministre de la guerre qui avait dîné avec lui, tire ton sabre, et découpe-moi ce chapon rôti.
Pierrot s'approcha, et Vantripan lui lança le chapon. Pierrot le reçut si adroitement qu'il fit l'admiration générale.
Les gens qui ont bien dîné ne sont pas, comme on sait, difficiles sur le choix de leurs plaisanteries, et celles des rois, quelle qu'en soit la tournure, sont toujours excellentes.
Après le chapon vint une bouteille de vin, puis un petit pain, puis des gâteaux. Finalement Pierrot dîna mieux qu'il ne l'avait espéré; mais il voyait rire toute la cour, et ce rire ne lui faisait pas plaisir.
—Quand je dîne avec mes parents, pensait-il, le dîner n'est pas friand, mais je ne mange les restes de personne, et personne ne se moque de moi.
Cette pensée indigna Pierrot. Quand il eut fini, et cela dura quelques minutes à peine, tant il montra d'activité, Vantripan le fit monter près de lui.
—Il est aux arrêts, dit le gouverneur des pages.
—Est-ce ainsi qu'on m'obéit? dit le roi d'une voix tonnante. Va toi-même prendre sa place, et garde les arrêts pendant six mois.
Le gouverneur descendit la tête basse et prit la place de Pierrot au milieu des rires de toute la cour. Chacun trouva la justice de Vantripan admirable.
Le roi, content de lui, s'assit dans un bon fauteuil et attendit l'arrivée de Pierrot. A ses côtés, dans un autre fauteuil, près du feu, était assise la reine, dont nous n'avons pas encore parlé, et qui était une femme assez grande, fort blonde, fort grosse, de qui ses femmes de chambre disaient:
—Il est impossible de savoir si elle est plus méchante que bête ou plus bête que méchante.
Derrière elle se tenait debout, tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre, la princesse Bandoline, sa fille, surnommée par les courtisans Reine de Beauté; elle était fort belle en effet, mais encore plus orgueilleuse, et regardait la race des Vantripan comme la plus illustre de toutes les races royales, et elle-même, comme la plus illustre personne de cette race. De l'autre côté de la cheminée se chauffait, assis, l'héritier présomptif de la couronne, le prince Horribilis, laid et méchant comme un singe; il faisait l'orgueil et la joie de sa mère, qui ne voyait en lui qu'un esprit gracieux et pénétrant, et il effrayait d'avance ceux qui craignaient de devenir ses sujets. Rangés en demi-cercle, les courtisans se tenaient debout autour de la famille royale, et semblaient attendre en bataille l'entrée de Pierrot.
Celui-ci se présenta simplement et sans embarras. Il n'avait pas vu la cour, mais l'éducation que lui avait donnée la fée Aurore le mettait dès l'abord de plain-pied avec tous ceux qu'il voyait. Arrivé à quelques pas du roi, il s'arrêta modestement.
—Approche, drôle, lui dit gaiement le roi. D'où sors-tu? Je ne t'ai jamais vu.
—Sire, dit Pierrot, le soleil ne regarde pas les hommes, mais tous les hommes regardent le soleil.
Cette réponse fit le meilleur effet. Vantripan, flatté de se voir comparé au soleil, croisa ses mains sur son ventre avec satisfaction. Quant à Pierrot, s'il répondait par une flatterie, c'est qu'il ne se souciait pas d'une réponse plus directe. Au milieu de tant de grands seigneurs, il sentait qu'il n'aurait pas beau jeu à dire: Je suis Pierrot, fils de Pierre le meunier et de Pierrette sa femme. Cette généalogie honnête, mais modeste, aurait fait rire toute la cour. Pierrot ne reniait pas sa famille, mais il n'en parlait pas; c'était un commencement d'ingratitude.
Quoi qu'il en soit, dès les premiers mots Pierrot fit merveille. La reine lui fit quelques questions et trouva ses réponses admirables. Le prince Horribilis lui dit des méchancetés qui furent repoussées avec fermeté par Pierrot, mais sans qu'il osât riposter à un si dangereux adversaire. La princesse Bandoline elle-même daigna détourner ses yeux de la glace où elle se contemplait elle-même, et après l'avoir considéré quelque temps au moyen d'un lorgnon à verre de vitre, elle se pencha vers sa mère et dit assez haut pour être entendue de Pierrot:
—Il est assez bien de sa personne, ce petit.
Ce fut le signal des compliments. Toute la cour se jeta sur Pierrot et voulut l'embrasser. Celui-ci ne savait comment se débarrasser de la foule d'amis qu'il avait acquis si subitement; il s'en tira pourtant avec assez de bonheur, grâce aux secours de la fée Aurore qui, sans se montrer, lui soufflait toutes ses réponses.
Pour que la leçon fût complète, elle voulut aider elle-même à sa fortune.
La voix de Vantripan fit cesser ce tumulte.
—Pierrot, dit-il, tu me plais, et je t'attache à notre personne sacrée. Je te donne une compagnie dans mes gardes.
—Il faut convenir, pensa Pierrot, que je suis né coiffé. Qui m'aurait dit cela dans la forêt des Ardennes?
Il se précipita aux genoux du roi, baisa sa main royale et celles de la reine et de la belle Bandoline; quant au prince Horribilis, au moment où Pierrot s'avançait pour la même cérémonie, il lui appliqua sur le nez une croquignole si vive, que le malheureux page recula de trois pas.
—Qu'est-ce? dit Vantripan.
—C'est votre nouveau capitaine qui vient de se heurter le nez, dit sur-le-champ Horribilis.
Pierrot n'osa le démentir.
—A-t-il de l'esprit, mon bel Horribilis! dit la