à partir du XIIIe siècle et jusqu’à la fin du XVe siècle, en particulier dans les registres des tabellions. Une telle manière de prescrire le paiement d’une redevance en grain ne doit cependant pas être considérée comme spécifique à la Normandie: on trouve par exemple une clause analogue, quoique moins précise dans un bail à ferme passé en 1279 pour un moulin appartenant au chapitre de Notre-Dame de Paris à Rozay-en-Brie. Dans ce cas, le fermier tiendra le bien «pour deux muids de blé, c’est-à-dire un muid de froment à six deniers de moins (littéralement après) le meilleur blé et un muids d’avoine bonne et légitime, à rendre et payer aux dits doyen et chapitre chaque année durant ladite ferme, à Rozay à ses dépens et risques, à savoir une moitié, tant blé qu’avoine, à Noël et l’autre moitié à la fête de la Nativité de saint Jean-Baptiste».6 De telles précisions renvoient à une définition bien établie et conventionnellement acceptée des qualités de céréales commercialisées. La mention régulière d’une décote par rapport au «meilleur blé», c’est-à-dire le plus coûteux qu’on puisse trouver sur le marché au jour de référence, vise à modérer les risques de spéculation en fixant au grain dû un prix moyen, ou «juste» par rapport à la catégorie choisie, par une opération bien comprise par les parties.
Un document du milieu du XIVe siècle permet d’aller un peu plus loin dans la compréhension de l’évaluation monétaire des redevances en grains. L’affaire oppose des habitants du village de Martragny, non loin de Bayeux, aux fermiers des revenus du duc de Normandie (il s’agit alors du fils aîné du roi Philippe VI, le futur roi Jean le Bon). Dans un jugement rendu en 1344 et ayant valeur de jurisprudence sur le sujet, le vicomte de Caen (c’est-à-dire le juge royal), après enquête sur place, ordonne aux percepteurs des revenus domaniaux du duc de Normandie de s’en tenir à la pratique accoutumée en ce qui concerne le paiement des rentes en grains dus à Pâques, c’est à dire d’évaluer le grain au prix fixé à la mi-carême sur le marché caennais, sans aucune augmentation:
reporté fut sanz descort que ledit mons. Henry, ceus de qui il a cause et les autres genz tenanz de la dite ferme ont esté de tout temps et doivent estre quittes poair paier les blez que il doivent chascun selon sa quantité tel pricz comme l’asseurement qui mis y est a Caen en temps de la my karesme ou environ, ne a plus ne les pevent ne ne doivent contraindre les fermiers.7
Cet encadrement très précis, renvoyant pour l’établissement du prix à payer pour les redevances en grain à un prix conventionnel connu de tous, donne lieu à partir du XVe siècle à l’établissement de documents juridiques particuliers, les «apprécies des rentes», proclamées annuellment en justice par les magistrats royaux ou seigneuriaux pour servir de base à la pérception des redevances et au paiement des rentes.8 Il est indispensable de prendre en compte ce contexte institutionnel pour comprendre le fonctionnement des contrats de crédit prévoyant des paiements en grains, dont le formulaire souvent abrégé et très allusif ne permet pas de reconstituer l’ensemble de l’opération. Dans certains cas, comme ceux qui ont été mentionnés ci-dessus, les versements en grain correspondent à des redevances seigneuriales ou domaniales. Mais une très grande partie d’entre eux résultent de contrats de court terme, observables seulement à partir des archives notariales, ou de constitutions de rentes, dont les titres se trouvent aussi bien chez les notaires que dans les fonds seigneuriaux ou ecclésiastiques.
Un petit dossier de 4 contrats passés en 1388 devant les tabellions de Bernay (Annexe 5) permet d’observer des opérations à court terme sur de petites quantités de froment (1 à 2 sextiers), menés sur les marchés de Bernay et de Brionne, dont les mesures sont utilisées comme références. Deux d’entre elles concernent l’engagement de payer à la Saint-Michel, les quantités de blé reçue, le prix à acquitter étant le plus haut qui sera observé sur le marché jusqu’à la Saint-Clair (18 juillet) c’est-à-dire probablement jusqu’au début des opérations de récolte. Les deux autres portent sur des ventes à terme de blé à livrer à la Toussaint pour l’un, à Noël pour l’autre, portant l’un et l’autre la mention du prix qui sera payé par rapport à celui du «meilleur blé»: 2 sous de moins au sextier dans le premier cas 2 deniers de moins, sans doute à la somme, dans le second cas. Les différences entre les contrats sur la nature de la mesure, comble ou rase, ou sur la présence d’une clause d’obligation de corps suggèrent que de telles transactions s’inscrivent dans un marché complexe où chaque contrat porte des nuances subtiles dont l’historien ne peut le plus souvent rendre compte. Pour autant, leur fonctionnement est clair: la plupart des contrats sont passés sur la base d’un versement à la Saint-Michel, plus rarement à Noël, c’est-à-dire au moment où l’offre est à son maximum sur les marchés, avec le solde de la récolte précédente et l’arrivée de la récolte nouvelle et où la demande est aussi très forte, en raison des semailles à venir. Dans ces conditions, on peut penser que le prix d’équilibre atteint sur le marché reflètera assez fidèlement la valeur du stock localement disponible. C’est lui qui servira de référence pour le paiement des rentes aux deux termes de Saint-Michel et de Pâques. Les contrats portant sur des grains à payer au prix plafond atteint dans les jours qui précèdent la récolte sont beaucoup plus rares. Ils ne constituent jamais de rentes perpétuelle ni même sur plusieurs récoltes. Il peuvent s’interpréter comme un second marché à très court terme, de nature plus clairement spéculative.
LA RENTE: INSTRUMENT DE CRÉDIT ET INSTRUMENT DE GESTION
Une analyse fondée sur l’examen d’actes isolés peut être suggestive, mais plus difficilement démonstrative. Il est donc nécessaire d’utiliser des sources permettant d’élargir la perspective au marché du crédit dans son ensemble. C’est le cas pour les «lettres d’amortissement» délivrée dans la première moitié du XIVe siècle par l’administration royale aux communautés religieuses pour confirmer, moyennant paiement d’une taxe, les revenus acquis, dont en particulier les rentes.9 Pour l’Hôtel-Dieu de Coutances, l’un des plus importants dans l’ouest de la Normandie, deux lettres détaillées nous sont parvenues: l’une, de 1326 énumère 256 rentes acquises depuis un tiers de siècle; dans l’autre, de 1337 sont mentionnées 31 rentes acquises depuis une décennie.10 Si les contrats ne sont pas datés, le prix versé, la composition (rente en argent, en nature ou mixte) et le mode d’acquisition (donation ou achat/échange) des revenus sont spécifiés. La proportion identique de donations et d’achats ou échanges dans les deux lettres suggère que l’hôpital a une certaine continuité dans ses choix de gestions, en l’occurrence dans la conversion des sommes reçus en nouvelles rentes. De même, la répartition des rentes entre celles qui sont versées seulement en espèces et celles qui comprennent tout ou partie de paiement en nature (en céréales) reste relativement stable quelle que soit la date et le mode d’acquisition: on peut penser qu’elle reflète l’état du marché du crédit à Coutances.
FIGURE 1
Rentes reçues ou acquises par l’Hôtel-Dieu de Coutances d’après les lettres d’amortissement de 1326 et 1337
Une analyse plus fine des rentes montre que les rentes acquises par l’hôpital, moins nombreuses, sont aussi d’une valeur moins élevée que les rentes qui lui ont été offertes. Elles sont aussi plus fréquemment stipulées en nature. Ce choix traduit peut-être la volonté des gestionnaires de l’Hôtel-Dieu de rééquilibrer les revenus de la maison entre autonomie alimentaire et capacité d’investissement. Dans le même diocèse, l’étude des rentes acquises par l’hôpital de Saint-Lô entre 1325 et 1340 permet une comparaison utile. On y retrouve le rapport 2/3-1/3 entre donations et achat, mais le rapport entre rentes en espèces et