feux en 1340) où le crédit prend une forme très massivement monétaire. On note l’apparition dans la liste de Saint-Lô de très petites rentes (moins de 3 sous), sans doute analogues aux petites rentes en céréales, si nombreuses à Coutances. On retrouve dans les revenus achetés par l’hôpital une proportion plus forte de rentes en nature sans doute par volonté d’accroître l’autonomie alimentaire de l’hôpital en période de cherté des subsistances.
FIGURE 2
Rentes reçues ou acquises par l’hôpital de Saint-Lô (1325-1340)
UNE ÉTUDE DE CAS: LA PAROISSE DE THAON
Les lignes qui précèdent ont permis de montrer que les rentes payées en céréales s’inscrivent dans un paysage institutionnel complexe et constituent des instruments adaptés à des fonctions économiques diverses. L’analyse d’un dossier local peut permettre d’illustrer ce dernier point et d’éclairer les motivations des acteurs de ce marché singulier. L’un des plus intéressants de ce point de vue est celui des chartes de l’abbaye cistercienne de Savigny pour le bourg de Thaon, situé entre Cean et Bayeux, non loin du village de Martragny évoqué plus haut.11 Son église paroissiale des XIe et XIIe siècles, l’une des plus belles de Normandie, entra au milieu du XIIe siècle sous le patronage des moines, qui ne purent jamais, cependant, établir un prieuré sur place, sans doute en raison de la volonté d’indépendance des paroissiens et de leurs clercs.12 L’abondant dossier de chartes de la fin du XIIe et du XIIIe siècle conservé dans le chartrier de l’abbaye montre que les moines, malgré leur faible implantation locale ne cessèrent pas, jusqu’à la fin du XIIIe siècle d’investir dans l’agriculture locale, en rachetant progressivement toutes les dîmes paroissiales dans un premier temps, en acquérant des terres, accensées ou louées ensuite aux habitants du lieu, puis, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, en acquérant des rentes en céréales. Il est ainsi possible de constituer un dossier de plus de 60 actes d’achat d’immeubles passés entre 1216 et 1296, pour lesquels les moines déboursèrent une somme respectable d’environ 350 livres tournois, soit une moyenne de 5 livres 12 sous par achat. Dans ce total, les 44 actes portent sur des rentes perpétuelles en froment, acquises par les moines entre 1246 et 1289, représentent une somme d’environ 250 livres, soit les deux tiers du total, pour une valeur moyenne équivalente. Le formulaire assez simple des actes, qui indiquent clairement le prix versé pour l’achat et la quantité de froment à verser aux moines chaque année, en mesure locale, permet pour chaque contrat de calculer la valeur du quartier de froment de rente. Il est ainsi possible d’en connaître l’évolution sur une période assez longue.
FIGURE 3
Valeur du quartier de froment de rente à la mesure de Thaon en sous tounois (1246-1289)
La courbe ainsi constituée (figure 3) prend toute sa signification si on examine les quatre transactions clairement exorbitantes, par excès ou par défaut, dont les prix au quartier sont respectivement de dix neuf sous, une livre (20 s.), une livre et 18 sous (38 s.) et d’une livre et 16 deniers (21,33 s.). Les deux premières, sont conclues en mars 1257 et mars 1271, par les deux membres d’une même famille, Roger et Raoul Ade. Le second acte ne correspond pas à la constitution d’une rente, mais au transfert d’une rente préexistante, ce qui pourrait expliquer le rabais consenti par son vendeur. Le fait que le premier contrat soit stipulé en monnaie du Mans (alors sortie de l’usage et immobilisée à une valeur d’un tournois et demi pour un manceau) peut s’interpréter de la même manière: il s’agirait alors d’une rente constituée antérieurement à la conquête capétienne du Duché, en 1204. Dans cette hypothèse, ce prix bas ne résulterait pas d’un rabais consenti par le vendeur, mais correspondrait plutôt au prix initial payé lors de la constitution de la rente. Une autre transaction au pris bas, est conclue en mars 1274 par un bourgeois de Caen, le seul acteur du dossier étranger au lieu. Enfin, le prix exorbitant de 38 livres payé par les moines en mars 1374 au prêtre Richard Geoffroy pour une rente de cinq quartiers de froment inclut selon toute probabilité le paiement d’un autre bien, peut-être de nature sociale, à cet homme qui n’est pas un cultivateur. La courbe corrigée qui résulte de l’exclusion de ces valeurs extrêmes (figure 4) possède une allure assez différente: sur les quatre décennies envisagées, la valeur du quartier de froment de rente évolue entre 22 sous et demi et 30 sous, et 14 des 35 transactions examinées sont conclues au prix 25 sous le quartier, qui constitue donc une sorte de référence pour ce marché.
Le dossier de Thaon fournit aussi des informations intéressantes sur la fonction des rentes en céréales en tant qu’instrument de crédit, dans un marché dont les rentes constituent l’essentiel. À la différence des institutions hospitalières, qui doivent affronter quotidiennement le problème de l’entretien et de la nourriture de leurs assistés, les moines de Savigny n’ont pas à Thaon une communauté monastique qu’il faudrait alimenter et leur abbaye, qui se trouve à plus de cent kilomètres, ne peut être destinataire des céréales payées sur place. Il faut sans doute mettre ces achats en relation avec l’achat en 1232 d’une maison dans le quartier portuaire de Caen à l’un des principaux marchands de la ville, Guillaume de Varaville. La présence de plusieurs bourgeois de Caen parmi les acheteurs ou vendeurs de rentes en céréales à Thaon suggère que ce marché céréalier appartenait à l’aire d’approvisionnement caennaise.13 Ce point est confirmé par l’abondance des mentions de redevances stipulées à la mesure de Caen relevées par Fr. Neveux dans la région ainsi, ponctuellement, que par le jugement cité plus haut sur les redevances des habitants de Martragny.14
FIGURE 4
Valeur du quartier de froment de rente à la mesure de Thaon en sous tounois (valeurs moyennes 1246-1289)
Destinataires à Thaon et dans les paroisse voisine du Fresne et de Canilly d’importantes quantités de céréales en raison des dîmes qu’ils y avaient rassemblées et des redevances reçues pour leurs terres, les moines de Savigny étaient des acteurs important du marché céréalier local, où ils disposaient à la fois de revenus en espèces et en nature ce qui leur permettait d’arbitrer en faveur de l’investissement le plus avantageux de leurs ressources. Deux contrats (annexes 4 et 5) impliquant des opérateurs caennais signalent par ailleurs l’existence sur ce marché de rentes en orge et de contrats à court terme mais l’abbaye paraît n’avoir été intéressée que par les contrats portant sur le froment. Par rapport aux dossiers de même ampleur conservés dans les archives de Savigny et conservant d’autres possessions de l’abbaye, celui de Thaon se caractérise par l’importance des achats de rentes en céréales, peu fréquentes par ailleurs. Il s’agit sans aucun doute d’un choix économiquement réfléchi, selon l’usage cistercien, qui permet aux religieux de participer dans les meilleures conditions à l’essor du marché céréalier caennais et sans doute au commerce de grain à destination de l’Angleterre, alors en pleine croissance.
Une étude plus précise, mais sûrement difficile à mener, serait nécessaire pour comprendre les raisons qui poussaient les habitants de Thaon à entrer dans une relation de crédit stipulée en céréales. Pour aller plus loin, nous manquons de connaissances précises sur les unités de mesure des surfaces et des produits, la production locale et les rendements à la surface et à la semence, sur le niveau et l’évolution des prix des denrées, et sur la valeur de la monnaie. La nature du processus de fixation du prix de la rente en grain nous reste donc mystérieuse, même si l’étroitesse de ses oscillations