fait tout ce que j'ai pu pour prendre soin d'eux mais l'expérience ne m'avait pas plu. À la mort d'Amir, je ne voulais surtout pas m'encombrer d'un enfant à élever. Aara avait quatre ans à l'époque. Tess, de son côté, voulait vraiment cette enfant. J'avais donc pris des dispositions pour qu'elle et Jake puissent l'adopter.
— Et te voilà écartée, on dirait bien. Il aurait fallu plus de réflexion avant d'avoir laissé cette enfant partir.
— Ce n'est pas de tes reproches dont j'ai besoin, Laurent. Mais de ton aide.
— Mais bien sûr que je t'aiderai, ma chère. Laisse-moi prendre connaissance de ce document en détail pour voir s'il existe un moyen de contourner ces dispositions. »
Leur repas fut servi. Fadime goûta à quelques huîtres merveilleusement fraîches ainsi qu'à une queue de homard. Laurent avait commandé la même chose et Fadime fut agacée qu'il appréciât son repas comme s'il n'avait pas le moindre souci au monde. Mais en fait, son cerveau, une vraie machine financière, tournait déjà à plein régime. Il continuait de lire tout en mangeant puis il émit un « Aha ! »
— Tu as trouvé quelque chose ? demanda Fadime en repoussant son assiette sur le côté.
— Il y a une ombre au tableau, déclara Laurent. Je crois que je peux faire quelque chose.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Il y a une disposition importante ici. Il est dit que pour qu'Aara touche l'héritage, elle doit se marier dans l'une des trois familles éminentes qui se sont historiquement alliées avec les al-Saadi.
— Et ? Cela ne regarde qu'Aara. Comment est-ce à mon avantage ?
— Ce sont des familles musulmanes et tout ça sent le bon vieux mariage arrangé. Et moi, je connais Tess, et je suis prêt à parier qu'elle a élevé cette enfant dans un environnement laïque. À l'heure qu'il est, Aara doit être complètement occidentalisée. Je ne vois pas comment Tess peut la laisser retourner vivre dans une société musulmane. Et si Tess arrive à convaincre Aara de laisser tomber l'héritage à cause de cette clause inacceptable, voilà la chance que la situation soit à ton avantage. En tant que seul autre parent vivant d'Amir, il va de soi que tu deviennes l'héritier suppléant si les choses ne suivent pas leur cours.
— Tu présupposes qu'Aara ne voudra pas se marier et donc renoncera à l'héritage. Nous ne pouvons en être certains.
— Cela dépendra du montant de l'argent en jeu et s'il existe quelque intérêt à ce qu'elle accepte. J'ai assez traité avec Tess pour avoir une raison de penser qu'il existe là une opportunité pour nous.
— Qu'entends-tu par "nous" ?
— Je pourrais accepter d'offrir mon assistance et résoudre ton problème, à condition que j'en tire quelque chose.
— Tu es un être avide et odieux, Laurent. C'est par amour que tu devrais m'aider.
— Ne perdons pas la tête, ma chère. Je t'apprécie beaucoup mais je n'appellerais pas ce que nous partageons "amour". Nous nous apprécions l'un l'autre, et c'est très bien comme ça.
— Je continue de penser que tu es odieux mais ce n'est pas comme si j'avais le choix, dit Fadime en faisant la moue.
— On passe au dessert ? »
7. Qu'Elle Paie
Au Carnegie Hall à New York, Tess jouait au piano les dernières notes de la Sonate Tragique de MacDowell, expression d'un sombre et mélancolique chagrin. Tout en accélérant vers le point culminant de l'œuvre, ses doigts frappaient les notes graves du clavier comme s'il s'agissait d'une enclume. Quand l'interprétation prit fin, Tess se leva pour recevoir les applaudissements du public puis, répondant à son rappel, elle retourna s'asseoir pour entamer la Toccata de Prokofiev. La Toccata, d'une durée d'à peine quatre minutes, était l'un des morceaux favoris de Tess, principalement parce qu'elle ne pouvait résister au défi de maîtriser ce morceau particulièrement difficile. Elle s'y plongea, entamant un ré répété et persistant qu'elle jouait de la main droite, et à qui la main gauche faisait écho une octave plus bas. Après un court développement, elle continua par des envolées chromatiques de la main gauche pendant que la droite jouait une figuration en boucle. Vers la fin, Tess martela une suite rapide de notes qui avait un rien de diabolique. Le public s'emporta et se mit à applaudir à tout rompre.
Dans l'un des box privés, deux de ses vieux ennemis l'écoutaient avec fascination. La férocité avec laquelle Tess jouait, caractéristique de son tempérament, ou du moins dans le souvenir de leurs échanges passés, émerveillait Laurent Belcour. Fadime lui ficha un coup de coude dans les côtes.
« On dirait que tu es encore sous le charme de cette horrible femme, siffla-t-elle. C'est incroyable que tu aies réussi à me convaincre de venir la voir jouer. Ce n'est pas une femme, c'est un ouragan. Ça ne lui suffit pas de marteler les touches, elle est en train de démolir ce piano.
— Du calme, Fadime. Tess joue fougueusement parce le morceau l'exige. Les gens ne viennent pas à ses concerts pour de la musique douce et subtile. Ils viennent pour la passion et elle en donne.
— La dernière fois que je l'ai vue, ça m'a laissé un très mauvais souvenir. Elle est violente et vengeresse. Elle m'a jeté à travers la pièce et m'a cassé le bras.
— Ce que tu oublies de mentionner, c'est qu'Amir avait kidnappé son enfant et que tu avais tenté de diffuser une sex tape de Tess et d'Amir sur internet. Tu pensais vraiment qu'elle allait laisser passer ?
— Peu importe, dit Fadime avec dédain. Alors, pourquoi sommes-nous venus ? Ne me dis pas que c'est juste par désir.
— J'ai toujours désiré de belles femmes, ma chère. Mais en ce qui la concerne, j'ai une vieille affaire à régler, tout comme toi. Elle m'a presque ruiné et il faut qu'elle paie.
— Tu ferais mieux de te consacrer à moi et oublier ton envie de la faire tomber. Elle peut être monstrueuse et tu le sais.
— Fadime, nous avons là notre chance de traiter à nouveau avec Tess, mais cette fois à nos conditions. Tout à fait par inadvertance, ton frère a créé les conditions qui vont nous permettre de lui porter un coup de maître. Tout ce que tu as à faire, c'est d'être celle sur qui cette histoire d'héritage retombera. Moi, je travaillerai en coulisse pour organiser sa chute.
— Partons, mon amour. J'ai besoin de réfléchir à tout ça. »
Ils se rendirent dans le hall d'entrée de la salle de spectacle puis prirent un taxi pour leur appartement.
8. Guerrières au Cœur Tendre
Tess quitta la salle de concert et se rendit dans le Salon Vert signer des autographes pour ses admirateurs. Susan Blake, une critique musicale impitoyable, fut la dernière personne qu'elle rencontra. Ses articles dénigraient systématiquement les choix de répertoire de Tess, si ce n'était la qualité de sa performance.
« Je suppose que vous êtes là pour exprimer votre mépris, Madame Blake, dit Tess. Et que vous n'avez rien de positif à déclarer.
— Madame Turner, je fais de mon mieux pour être une critique juste. Peut-être pourriez-vous m'accorder une brève interview ?
— Puisque votre article est probablement déjà rédigé, je ne vois pas l'utilité de gaspiller ni mon temps, ni le vôtre, répondit Tess sur un loin d'être cordial.
— Mais peut-être qu'en discutant un peu, nous pourrions en apprendre plus l'une sur l'autre, » dit Susan avec un sourire.
Jake entra dans le salon.
« Désolé, Tess. Je te croyais seule.
— Jake, je t'en prie, assieds-toi. Je prenais congé de Madame Blake. »
Jake tendit la main.
« Heureux de vous rencontrer, Madame Blake. Je suis surpris de vous voir ici.